On n'imagine pas les cinéastes hollywoodiens classiques apparaître en personne et ès qualités dans leurs fictions : ni Allan Dwan ni Frank Capra, pas plus Howard Hawks, Michael Curtiz ou William Wyler. Pas même John Ford qui, une fois et une seule, a confié à Ward Bond dans L'Aigle vole au soleil la lourde charge de le représenter sous le nom de... John Dodge. D'autres, plus modernes, se sont d'abord manifestés un peu malgré eux, par accident (le reflet de Nicholas Ray dans la glace de l'armoire à pharmacie de Derrière le miroir, le temps de quelques photogrammes presque invisibles et inoubliables), avant de donner en pleine conscience cette fois et in extremis leur corps au cinéma (Nicholas Ray dans le film de Wenders, Nick's Movie). Et bien sûr il y a Hitchcock, à l'avant-garde de pratiques d'apparition devenues célèbres dans son cas au point de « signer » le film dans l'instant, de faire de sa silhouette le logo d'une œuvre et, à force, d'obliger le cinéaste à se montrer dès le début pour libérer le spectateur d'une attente secondaire qui risquait sinon de le distraire du suspense principal.

Assurément les présences de Martin Scorsese dans ses propres films, sans être aussi systématiques ni systématiquement repérables au premier regard, s'inscrivent pour une part et humblement dans cette filiation hitchcockienne. Inscription réelle et modeste comme si Scorsese se cachait un peu de se montrer, trop timide et trop peu assuré de son talent d'acteur pour ne pas être gêné de son audace : bord cadre et à peine visible dans le dos de Jake LaMotta (Raging Bull), moins identifié par son image tronquée dans le miroir que par sa voix. Sa voix encore, au timbre et au débit si reconnaissables, sa voix seulement qui passe par la radio de l'ambulance dans À tombeau ouvert, un film où il en coûte au héros justement d'avoir pleinement un corps à soi. Une voix toujours, au téléphone cette fois, qui se laisse à son tour embobiner par le flow d'un Leonardo DiCaprio transmué en prédicateur de l'ultra-libéralisme (Le Loup de Wall Street). Même quand Scorsese ose se filmer en chair et en os, il continue d'avancer masqué, oscillant entre figuration invisible (un conducteur parmi d'autres dans le trafic new-yorkais : La Valse des pantins), petit rôle (« I don't want to sleep alone tonight », Bertha Boxcar), homme dans la foule au spectacle de l'apparition d'une blonde de rêve (Taxi Driver), moustache et sourcils (Le Temps de l'innocence), favoris, fausse calvitie, postiches et costumes (Gangs of New York)...

Des caméos, aussi discrets soient-ils, qu'il ne choisit cependant pas au hasard pour certains. Car si Hitchcock, visiblement ravi de sa provocation, a avoué s'être dépêché d'apparaître à l'écran pour disparaître plus vite encore et ainsi « m'épargner l'indécence d'être un acteur » (Alfred Hitchcock, Annett Wolf, 1976), Scorsese, lui, décide d'endosser des rôles qui sont bien souvent autant de métaphores délibérément transparentes de sa profession de cinéaste, des professions de foi en somme : réalisateur télé sur un plateau de La Valse des pantins, patron de cabaret dans Raging Bull, deux fois photographe à l'ancienne (Le Temps de l'innocence, Hugo Cabret où il « fixe » Georges Méliès), responsable d'une « poursuite lumière » dans un film de cavale (After Hours), voyeur dans Taxi Driver. Mais c'est aussi dans Taxi Driver, en plus de sa figuration muette et sidérée au passage de la blonde hitchcockienne, qu'il joue l'un de ses deux plus grands rôles ou, pour mieux dire, l'un de ses deux rôles décisifs (deux rôles où il surgit chaque fois en agent du destin) : remplaçant un acteur absent au pied levé, mort de trac selon ses propres dires et aidé en silence par De Niro, il investit d'une délirante logorrhée ce passager dément qui prend Travis en otage dans son propre taxi, l'oblige à écouter le récit de son désir de meurtre en lieu et place de son désir sexuel et, de fait, arme définitivement le bras du taxi driver en le poussant par contrecoup à acheter un Magnum et à passer à l'acte. Et c'est armé déjà que Scorsese, alias « Shorty », surgissait à la fin de Mean Streets ; c'est lui qui fait feu, d'une voiture à l'autre, sur deux losers de Little Italy qui le temps d'une virée nocturne s'étaient mis à rêver d'évasion. En clouant ses doubles au pilori, le jeune cinéaste désigne violement le milieu qui a failli avoir sa peau. Un milieu qu'il exorcise dans cette scène finale d'un de ses premiers films pour s'assurer de sa propre libération et s'autoriser alors, en suivant une ligne d'horizon mi réelle mi imaginaire, à rejoindre son œuvre encore à venir.


Bernard Benoliel est directeur de l'action culturelle et éducative à la Cinémathèque française.

Olivier Gonord est monteur / concepteur audiovisuel à la Cinémathèque française.