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Robert Yeoman a éclairé et photographié presque tous les films de Wes Anderson, de Bottle Rocket (1996) à Asteroid City (2023), soit une dizaine de collaborations artistiques et amicales qui ont d'ores et déjà marqué l'histoire du cinéma. Il débute en 1983, sur des films de William Friedkin, Gus Van Sant (Drugstore Cowboy, qui attire l'attention de Wes Anderson), puis Roman Coppola, Noah Baumbach ou même Wes Craven. Comment travailler avec Wes Anderson, dont la marque de fabrique est symbolisée par l'exigence et une grande minutie, par l'utilisation du 35 mm, par une équipe réduite sur le plateau, par le goût du détail entraînant une invention stylistique unique ? Le cinéaste l'a dit, il aime la difficulté. Le compromis n'est pas une option. Cela convient très bien à Yeoman. Mouvements de caméras incroyables, panoramiques plein d'énergie, longs travellings latéraux, choix des couleurs, des filtres, des ratios changeants, des objectifs (Cooke et ARRI, anamorphique et grand angle notamment), usage de la pellicule, lumière douce qui devient un personnage à part entière, multiplication des prises, travail au cadre qu'il effectue le plus souvent lui-même : Robert Yeoman a beaucoup de secrets à nous révéler.
Leçon de cinéma suivie, à 20h30, de la projection de The Grand Budapest Hotel.
À l'occasion de l'exposition Wes Anderson.
Avec le soutien du Fonds Culturel Franco-Américain (FCFA), d'ARRI et d'Ambassador.

Bernard Benoliel est directeur de l'action culturelle et éducative à la Cinémathèque française.
Laurent Mannoni est directeur scientifique du patrimoine à la Cinémathèque française. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur les débuts du cinéma et a été le commissaire d'une douzaine d'expositions.
« En réalité, le gourmet, comme l'artiste, est l'une des créatures les plus malheureuses sur terre. Son mal vient de ce qu'il recherche constamment et trouve si peu : la perfection. » (Ludwig Bemelmans)
On nomme manie, en psychiatrie, un état d'excitation intellectuelle et physique avec exaltation de l'humeur et euphorie anormale. Ainsi, The Grand Budapest Hotel est une comédie maniaque à saturation ébouriffante : casting en avalanche de stars funambules hollywoodiennes et européennes, récit à tiroirs façon matriochka (télescopage de trois époques différentes avec son jeu de trois formats d'image distincts), dialogues mitraillettes et mille idées formelles à la minute récompensées ici et là (décors, costumes et accessoires, séquences en stop motion et en silhouette), photographie tout en symétrie signée par le désormais attitré Robert D. Yeoman, sans oublier l'orchestre Ossipov et ses trente-cinq joueurs de balalaïkas, cors des alpes, orgue, cloches ou autre cymbalum (Oscar de la meilleure musique pour Randall Poster et Alexandre Desplat, déjà présent sur Fantastic Mr. Fox et Moonrise Kingdom). Le film a été tourné principalement à Görlitz (zone interrogeant la frontière, entre Allemagne, Pologne et République tchèque), mais pour les nombreux plans larges du palace (inspiration mélangée du Palais Bristol, Grandhotel Pupp et du Gellért à Budapest), une maquette de trois mètres de haut a été réalisée, maison de poupée monumentale entièrement décorée à la main, objet de musée immédiat. Pour raconter les tribulations d'une Mitteleuropa qui court à sa perte, Wes Anderson s'est clairement inspiré des écrits de Stefan Zweig, de l'imaginaire de Ludwig Bemelmans et du cinéma d'Ernst Lubitsch. Un bel ensemble obsessionnel et joyeux, tiré à quatre épingles et parfaitement remonté comme un coucou sophistiqué de la Forêt-Noire perfectionné au Japon, qui donne vie à un drôle de mélange entre fougue (travelling en longue prise et effet domino, signatures du cinéaste) et mélancolie, à ce tropisme délicat pour le monde perdu en photochrome et résistance pudique à la nuit de l'humanité des années 1940.
Émilie Cauquy