« Happé par l'aimant du non-sens, je parle à peu près ceci pour dire précisément cela. » Donnés à New York, Oslo, Tarascon, ou Paris (au Musée d'art moderne et au Centre Pompidou), les récitals du poète Ghérasim Luca (1913-1994) furent des événements rares. Ils attendaient un maître de l'image pour en saisir la stupéfiante puissance et la fixer sur pellicule. Ce fut Raoul Sangla, l'un des réalisateurs les plus audacieux et créatifs du petit écran, qui s'y colla en 1988 pour le compte de la Sept, télévision nouvelle-née, et des Océaniques de FR3. Dans un grand cyclo entièrement blanc, filmé à la Louma – une caméra manœuvrée sur un long bras qui tournait autour de lui, tandis que le légendaire directeur de la photographie et éclairagiste de théatre André Diot guidait son orgue de lumière pour supprimer les ombres –, le poète tout de noir vêtu interprète ses textes les plus significatifs jusqu'au fameux et envoûtant Passionnément, poème emblématique de sa « cabale phonétique ». Une seule copie 35 mm, gonflée du négatif super 16 mm, en fut tirée, très rarement projetée, mais le film fit l'objet d'une sortie en DVD par la librairie Corti, éditeur de toute l'œuvre de Ghérasim Luca. La restauration numérique opérée par la Cinémathèque Française permet aujourd'hui de redécouvrir ce moment exceptionnel de poésie pratique, sonore et physique, une performance mémorable d'un « grand poète parmi les plus grands », comme le qualifia Gilles Deleuze.

Thierry Garrel