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« Preston Sturges a su comprendre que le genre de la comédie américaine classique était perdu, et qu'on ne pouvait le prolonger qu'en consacrant, en quelque sorte, sa perte. Le spectateur, désarçonné par ce brusque changement de genre, accepte encore, comme on l'y invite à la fin, de rire avec l'auteur, mais ce ne peut être, désormais, que d'un autre rire. » (André Bazin)
À cheval entre deux décennies, Les Voyages de Sullivan fait sciemment la charnière ou le grand écart entre, d'une part, des représentations sans fard de la Grande Dépression (Wild Boys of the Road, New York-Miami) et, de l'autre, un amour réaffirmé et presque isolationniste de l'entertainment le plus gratuit ou atemporel, le film étant dédié dès son ouverture « à tous ceux qui nous ont fait rire ». Preston Sturges ou l'art de la synthèse avec ce road movie qui avance en regardant dans le rétroviseur, c'est-à-dire en voulant rappeler le temps révolu et idéal du cinéma burlesque, cette époque bénie du divertissement supposé innocent qui savait faire rire de tout, y compris de la misère, et dont le personnage du clochard créé par Chaplin reste le mètre étalon. Ici, tout est prétexte pour Sturges à faire revenir gags d'antan, chutes, plongeons et poursuites, tout concourt à faire l'éloge d'une frénésie naïve qui ne serait rien d'autre que la finalité du spectacle, sa vérité perdue et son seul engagement politique. Si Les Voyages de Sullivan se veut l'inverse d'une comédie « à message », l'inverse en somme de L'Homme de la rue de Capra, il n'en est pas moins un film à thèse. En 1947, le même Sturges enfonce le clou en tournant un film avec Harold Lloyd en vedette, un des grands comiques du temps du muet qui tente ici un come-back (et interprète pourtant son dernier rôle) : Oh, quel mercredi ! commence carrément par recycler une bobine entière de The Freshman, un des grands succès de Lloyd en... 1925, avant de tenter pour le personnage et l'acteur, à plus de vingt ans d'écart, un audacieux (et fatal) raccord entre hier et aujourd'hui. On ne saurait mieux dire le déni du temps qui passe et ce rêve d'un grand retour en arrière.
Bernard Benoliel