Symétries

La volonté de contrôle appuyée sur la rationalité est une des marques essentielles de l'artiste et de l'homme Kubrick. Elle trouve sa correspondance visuelle dans la symétrie, où s'exerce le pouvoir du regard dominateur. Les légions romaines de Spartacus, les régiments anglais de Barry Lyndon, les armées françaises des Sentiers de la gloire, les recrues à l'exercice de Full Metal Jacket sont disposés selon un ordre rigoureux. Les décors eux-mêmes obéissent à ce schéma. Le hall d'entrée de la maison de M. Alexander, dans Orange mécanique, avec son sol à damier et les miroirs opposés qui le reflètent, renvoie aux carreaux du plancher de la salle du château des Sentiers de la gloire, où les trois condamnés à l'exécution pour l'exemple font face au tribunal militaire. Les toilettes de la caserne de Full Metal Jacket se font face aussi dans un dispositif insolite. D'autres toilettes, dans Shining, président à la rencontre entre Jack Torrance et Grady, l'ancien gardien de l'hôtel Overlook. Shining est sans doute le film où la symétrie est exploitée le plus délibérément, jusqu'à la dissymétrie perverse du labyrinthe.

Ces plans harmonieux cadrés avec précision trouvent leur prolongement dans le goût de Kubrick pour le cercle fermé, les sphères parfaites qui suggèrent un monde clos, un système autarcique, depuis la table circulaire dans la salle de guerre du Dr. Folamour et l'intérieur du vaisseau spatial Discovery dans 2001 jusqu'aux ronds obsessionnels d'Orange mécanique avec les boules de billard, les chapeaux des Droogs, les seins des femmes, la ronde des prisonniers.

Les scénarios d'Orange mécanique, de Barry Lyndon et d'Eyes Wide Shut obéissent aussi à cette règle de la symétrie, une seconde partie d'un itinéraire renvoyant à une première partie pour évoquer le déclin ou la chute des protagonistes. Une des figures de style préférées de Kubrick, le travelling arrière, participe de cette rigueur implacable avec ces personnages qui semblent marcher inexorablement vers leur destin : le colonel Dax et le général Mireau inspectant les tranchées des Sentiers de la gloire, Alex se déplaçant dans le drugstore ou le ministre lui rendant visite à l'hôpital dans Orange mécanique, Jack Torrance se dirigeant vers le salon doré ou poursuivant son fils dans le labyrinthe de Shining, l'astronaute faisant son jogging dans le vaisseau spatial de 2001, le couple de Eyes Wide Shut quittant son appartement ou Lord Bullingdon se rendant au club pour provoquer son beau-père en duel dans Barry Lyndon. Chaque fois, le travelling arrière vient diviser l'espace en deux parties égales.

Ces figures de l'ordre sont inséparables de l'irruption du désordre, qui vient bousculer les plus belles ordonnances. Ce qui se joue chez Kubrick, c'est le conflit entre la raison et la passion, cette invasion des pulsions refoulées qui se cachent sous le vernis de l'homme civilisé. La révolte de l'ordinateur devenu fou de 2001, le viol de Mme Alexander dans Orange mécanique, le meurtre du sergent recruteur par le soldat Gomer Pyle, qui va ensuite mettre fin à ses jours, dans Full Metal Jacket, la fureur homicide de Jack Torrance dans Shining, le match de boxe succédant à l'ordonnancement militaire et la bagarre au sol entre Lord Bullingdon et son beau-père Barry, après l'exécution du concerto pour orgue de Jean-Sébastien Bach, dans Barry Lyndon, autant d'exemples d'un dérèglement succédant à une stabilité illusoire. Le plus souvent, c'est une caméra à la main tenue par Kubrick lui-même ou la Steadicam qui exprime la confusion, le déséquilibre ou le chaos. "Deux dangers menacent le monde : l'ordre et le désordre" affirmait Paul Valéry. De cette maxime, l'œuvre de Kubrick est l'illustration la plus éclatante.

Michel Ciment