Quand Fellini rêvait de Picasso


Quand Fellini rêvait de Picasso

Un casting de rêve

On convoque spontanément l'histoire de l'art pour décrire le cinéma de Fellini, dont la critique n'a pas manqué de relever la qualité picturale : tour à tour baroques ou bruegheliennes, les grandes toiles que le Maestro brosse de la société italienne des années 1950 aux années 1980 mettent en scène des personnages exubérants dans un décor de plus en plus apocalyptique comme seul Jérôme Bosch sut en inventer. Ces références artistiques, assumées et même revendiquées par Fellini, ne doivent pour autant occulter une autre source majeure d'inspiration dans le processus créatif fellinien, celle de Picasso. Le maître de la peinture moderne accompagne Fellini dès ses premiers films : si Les Vitelloni, La Strada et Les Nuits de Cabiria sont en noir et blanc, ils sont néanmoins teintés des périodes bleue et rose de Picasso, faisant écho à l'univers du peintre, où se côtoient comédiens, saltimbanques, prostituées et petits escrocs... Toute une humanité mélancolique.

Fellini démarre sa carrière comme caricaturiste pour l'hebdomadaire Marc'Aurelio dans lequel il tient une rubrique entre 1939 et 1943, tout en écrivant de temps à autres pour le cinéma avant de s'y consacrer entièrement comme assistant-scénariste – notamment de Rome, ville ouverte (1945) de Rossellini. En 1955, soit deux ans après la grande exposition que Rome consacra au peintre espagnol à la Galleria nazionale d'arte moderna, Fellini, dans Il Bidone, attribue le surnom de « Picasso » au personnage de Raoul, un peintre raté : par cette forme de transgression vis-à-vis de cette figure totémique, le réalisateur semble déjà dialoguer avec Picasso, qu'il reconnaîtra des décennies plus tard comme le génie et démiurge par excellence.

Et en effet, Federico n'a cessé de penser, de rêver de Picasso au cours de sa carrière. Rétrospectivement, Fellini en appelle à l'inventeur du cubisme pour expliquer la structure narrative éclatée de La Dolce vita. Après l'aventure houleuse de ce film qui reçut en 1960 la Palme d'or à Cannes sur fond de polémiques cléricales, et aujourd'hui considéré comme l'un des chefs-d'œuvre du Maestro, Fellini, qui se sent alors à un tournant de sa carrière, décide de suivre une analyse avec le Dr Ernst Bernhard, d'obédience jungienne, qui officie à Rome. Cette rencontre va changer sa vie et sa carrière. Le psychanalyste incite Fellini à entreprendre un minutieux travail de transcription de ses rêves par le dessin – travail qu'il fera sans discontinuer jusqu'en 1990. Ces dessins seront ensuite regroupés en intégralité, après sa mort, dans un ouvrage intitulé Le Livre de mes rêves. Grâce au Dr Bernhard, Fellini découvre donc les travaux de Carl Gustav Jung, psychiatre et fondateur de la psychologie analytique : il se familiarise avec les théories sur l'analyse des rêves et sur l'idée d'inconscient collectif, et approche également Picasso à travers un essai que Jung rédigea à l'occasion de l'exposition rétrospective du peintre au Kunsthaus de Zürich en 1932. Dès lors, le cinéaste va trouver dans la notion d'archétype un outil passionnant pour affronter ses fantasmes, et en Picasso un talisman secret dont il ne saurait se séparer. Cette pratique du dessin de rêves, qui durera près de trente ans, permet de faire coïncider la vie nocturne et l'activité créatrice du Maestro. Ainsi apprend-on que Fellini – qui rencontra le peintre espagnol probablement une seule fois dans la réalité, lors du festival de Cannes de 1961 – convie ce dernier à trois reprises dans ses rêves.

Dans le rêve du 22 janvier 1962, Federico et Giulietta sont réunis, avec d'autres convives réduits à des silhouettes, à la table de Picasso : l'intérieur du peintre, chaleureux, est composé de toiles et de céramiques caractéristiques de l'œuvre des années 1950-1960 ; Picasso, quant à lui, est immédiatement reconnaissable par le portrait qu'en brosse Fellini (un visage qui tient du masque primitif et une tenue estivale). Autour d'une bouteille de chianti, les échanges sont amicaux, fraternels... Dans les deux autres rêves, datés du 18 janvier 1967 et de juillet 1980, Fellini et Picasso sont vraisemblablement en tête-à-tête : le premier s'éclipsant totalement du récit comme du dessin pour laisser place aux conseils prodigués par l'artiste démiurge qu'écoute religieusement Federico.

Et en effet, ces trois rêves mis en dessin correspondent à trois moments de profonde crise artistique chez Fellini. Le premier coïncide avec l'accouchement difficile de 8 ½ (1962) ; au second font écho l'impossible naissance du Voyage de G. Mastorna, que devra abandonner le réalisateur et la lente maturation du Satyricon (1969), adaptation originale et brillante de l'œuvre de Pétrone ; enfin, le dernier rêve survient au moment de l'élaboration de La Cité des femmes (1980), sorte de voyage initiatique dans les mystères du féminin.

Deux autres rêves au moins, sans dessins associés cependant, font apparaître Picasso : l'un, lié à la période de 8 ½ et rapporté par le metteur en scène dans plusieurs interviews, nous révèle un Picasso doué d'une force physique exceptionnelle qui invite Fellini à le suivre dans une nage vigoureuse et à maintenir un cap connu seulement de ces deux artistes ; l'autre, qui surgit durant l'élaboration du Satyricon et qui est simplement retranscrit par l'écriture a lieu en août 1968 : il apprend à Fellini que Picasso est mort – ce qui est faux en réalité, mais ce qui montre bien l'importance du maître espagnol dans l'inconscient de Fellini.

Le scénario

L'exposition Quand Fellini rêvait de Picasso souhaite faire découvrir au public l'admiration profonde que Fellini vouait au maître de la peinture en mettant en lumière les nombreuses affinités qui existent entre ces deux créateurs. Cette rencontre artistique ne se veut pas comparative. Il s'agit d'un dialogue intériorisé qui a fécondé l'œuvre cinématographique de Fellini, par-delà les médiums, la distance géographique et le temps, à travers des sujets que le réalisateur partage avec Picasso : la femme, la sexualité, le cirque, mais aussi l'Antiquité, la danse et la corrida... Pénétrer les lieux de leur imaginaire permet de mieux comprendre les processus créatifs communs aux deux artistes jusqu'à les envisager sous un jour nouveau. Maître incontesté de la peinture moderne et Maestro du septième art, Picasso et Fellini ont su élaborer leur propre mythe avec un art soutenu de la mise en scène et la complicité de grands photographes (Edward Quinn, André Villers, Tazio Secchiaroli, Gjon Mili...).

L'esprit du spectacle, qui réunit ces deux génies, est insufflé au parcours de l'exposition, sans oublier, bien sûr, l'humour et l'autodérision propres aux deux artistes. Ainsi le ton général est celui d'une certaine joie de vivre, teintée de-ci de-là de mélancolie. Au cœur de cette fête, la femme est bien évidemment muse, inspiratrice, tentatrice, fascinante ou monstrueuse. Elle est l'entité autour de laquelle gravite la planète Fellini, mais aussi le soleil picassien.

Affinités électives

Fellini a suivi une veine interrogée et investiguée par Picasso – celle de l'art comme autobiographie ou comme exutoire des désirs primitifs du sexe –, mais il a aussi retrouvé les mêmes motifs et le même langage plastique. L'exposition témoigne de cette dimension à la fois artistique et intellectuelle, en accordant au mieux la création de ces deux personnalités. Elle s'appuie sur de nombreux extraits filmiques, plus d'une fois bercés par la musique de Nino Rota (qui travailla avec le Maestro du Cheik blanc en 1952 jusqu'à Répétition d'orchestre en 1978), mais aussi de dessins de Fellini lui-même (croquis de tournage, caricatures, indications pour les décorateurs), accompagnés d'affiches et de costumes qui côtoient et remettent en perspective l'univers polymorphe de Picasso (composé de peintures, dessins à l'encre ou au fusain, gravures, sculptures de bronze, céramiques...). L'exposition mettra particulièrement en lumière l'intérêt que Picasso accordait au septième art. Le Maître a non seulement été le sujet de nombreux documentaires – le plus connu étant Le Mystère Picasso d'Henri-Georges Clouzot –, mais il fut aussi le metteur en scène d'un unique film (maudit), La Mort de Charlotte Corday, coréalisé avec Frédéric Rossif en 1950 à l'atelier de Vallauris : le film, aujourd'hui perdu, n'a jamais été montré au public, il n'en subsiste que des photographies de tournage, dont certaines inédites, ainsi que des pièces d'archives.

Cette exposition offre l'opportunité d'explorer l'exceptionnel fonds de la Cinémathèque française, tant pour sa riche collection de photographies, d'affiches et d'archives, que pour les costumes et accessoires qu'elle possède, créés par Piero Gherardi (Les Nuits de Cabiria, 8 ½ ) et Danilo Donati (Satyricon) – collection qui sera complétée par un prêt de La Farani. Cette exposition fera également découvrir les dessins de Fellini appartenant à l'Archivio del comune di Rimini, ville de naissance du réalisateur.

Enfin, elle n'aurait pu voir le jour sans l'aimable collaboration de la Fundación Almine y Bernard Ruiz Picasso para el arte (FABA) et du Musée national Picasso-Paris, ainsi que la générosité de certains prêteurs felliniens, parmi lesquels les anciens assistants du Maestro, Dominique Delouche et Gérald Morin.

Une rétrospective sera proposée à tous ceux qui souhaitent approfondir ou découvrir l'œuvre-fresque de Fellini composée de films aussi variés que La Strada ou Ginger et Fred, Et vogue le navire ou Satyricon, Répétition d'orchestre ou Casanova, puisant dans une certaine réalité historique qui, peu à peu, bascule dans l'onirisme et la recréation complète en studio : une immense comédie humaine peuplée de personnages attachants et clownesques, aux qualités physiques bien souvent exagérées ; une comédie pleine de charmes et d'inventions, d'humour et de mélancolie.

Audrey Norcia
Historienne de l'art, commissaire de l'exposition


Une exposition produite par la Cinémathèque française, en collaboration avec la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte, et conçue en partenariat avec le Museo Picasso Málaga.