Qu’est-ce qu’un grand cinéaste de la chevelure ?
À quoi reconnaît-on un grand cinéaste de la chevelure alors que tous les cinéastes, depuis que le cinéma existe, ont filmé des centaines et des milliers de fois des cheveux de femmes ? À ceci, dont parle Julien Gracq à propos des grands écrivains : « L’accent obsessionnel qui se pose pour eux, et qui revient, sur certaines images ou certains mouvements, très simples presque toujours (ce qui leur permet de réapparaître sous mille déguisements, en éveillant toujours le même timbre). Ces images alors lèvent une espèce d’émotion singulière, une lueur d’apparition, elles sont douées d’un très grand pouvoir d’ébranlement… On les devine de loin, avant même qu’elles aient pris forme, à l’émotion confuse qui se réveille rien qu’à leur pressentiment. (…) L’approche de ces thèmes inévitables est souvent marquée chez lui par une espèce d’hésitation, de crainte et de panique, comme si c’était là vraiment ses gouffres intimes, vraiment des appels à l’engouffrement. Mais, je le répète, ces images ne sont pas riches, elles sont pauvres, simples, élémentaires, elles reviennent par là même sous une infinité de déguisements. »
Ces mots semblent avoir été écrits pour analyser la façon dont Alfred Hitchcock, incontestablement le plus grand cinéaste de la chevelure féminine de tous les temps, tourne inlassablement et obsessionnellement autour de ce motif, qui est pour lui un sujet à part entière et un « appel à l’engouffrement ». Le chignon hitchcockien a la forme même de cet engouffrement du regard qui ne peut se « poser » sur cette coiffure mais est engagé à se noyer sans espoir de retour dans cette spirale en forme de maelström. La chevelure féminine est un motif quasiment imposé pour tous les cinéastes dans tous les films. Les femmes ont des cheveux et il faut bien les filmer. Ce n’est pourtant pas un motif comme les autres, car le cinéma est un art des têtes et de la lumière.
La chevelure féminine s’est constituée de ce fait, dès l’origine, en pièce maîtresse de la construction même de l’image et en motif privilégié du cinéma comme art visuel, héritant largement en cela de la peinture. Les grands cinéastes de la lumière, dont l’archétype pourrait être Josef von Sternberg, sont nécessairement des cinéastes de la chevelure, du côté du fétichisme de l’image et de la lumière. Les scénarios de tout temps sont truffés de scènes où une femme cherche à séduire un homme, ou un public : au cinéma, plus souvent et plus ostensiblement que dans la vie, elle va se servir de sa chevelure comme instrument de fascination et de séduction, à cause du caractère fortement cinégénique des cheveux et des gestes qui leur sont liés. La chevelure féminine a toujours été porteuse de significations sociales codées dont les cinéastes de toutes les époques ont dû tenir compte afin de rendre leurs films lisibles dans le réseau des connotations symboliques de leur temps. Ces significations, toujours historiques, varient d’une époque à une autre. Un exemple : la femme au foyer, sage et aimante, a longtemps été la blonde, alors que la mauvaise femme, la tentatrice, était brune ou noiraude. Ce système de connotations a basculé à cent quatre-vingts degrés au moment où la blondeur a été imposée en Occident comme valeur dominante de séduction érotique : dès lors, la femme brune a été immédiatement perçue dans les films comme la femme domestique, et la blonde est devenue la tentatrice. De ces mutations idéologiques les cinéastes ne peuvent que prendre acte et les intégrer à leurs stratégies narratives.
Ce n’est donc rien de ce qui précède – lot commun des cinéastes – qui va permettre de distinguer quelques « grands cinéastes » de la chevelure. Ils ne sont finalement pas si nombreux : Hitchcock, Mizoguchi, Buñuel, Antonioni, Bergman, Godard, Lynch, et probablement quelques autres. Ils se reconnaissent à deux traits distinctifs majeurs. Les chevelures de femmes, dans leurs films, ne sont pas de simples motifs sagement délimités et localisés, et ne relèvent jamais du seul régime du visible, mais entretiennent des résonances, des harmonies, des liens secrets avec l’ensemble organique du film et son régime symbolique. Quelque chose advient au film, quand ces cinéastes approchent leur caméra d’une chevelure de femme, qui a fortement partie liée avec l’essence même de leur désir de cinéma. Une poussée pulsionnelle vient se manifester et imprimer une distorsion aux scènes et aux plans qui mettent en jeu des cheveux de femmes. C’est l’économie générale de l’acte de création qui en est affecté.
Buñuel et la chevelure-désir
Le sens du péché, chez Luis Buñuel, a toujours été la condition même de la possibilité du désir. Ce désir, dont il n’a cessé dans ses films d’empêcher ou de retarder la réalisation, il redoutait avant tout de le voir assouvi, donc éteint comme moteur de sa fiction et de sa création. Les cheveux de femmes dans son œuvre participent à la fois du péché (comme instruments de la séduction et de la tentation) et de son empêchement énervant. La plus belle scène capillaire de son cinéma est dans son œuvre ultime, Cet obscur objet du désir, où remonte à la surface tout ce qui a irrigué plus souterrainement ses films depuis Un chien andalou. L’homme miné de désir frustré pour la belle Conchita, qui ne cesse de se promettre à lui et de se dérober, la retrouve par hasard à Séville. Ils sont séparés par une grille en fer forgé à travers laquelle elle lui offre, telle la Danaïde de Rodin, la coulée de ses cheveux, longs et fournis, qu’elle lui permet de caresser. Il les sent, les touche, y enfouit fébrilement son visage. Mais de cette promesse de volupté il n’aura une fois de plus que le fumet. Les cheveux, chez Buñuel, ont une grande puissance d’énervement érotique, même s’ils ornent la tête d’une petite fille (Los Olvidados) ou d’une jeune fille innocente : le diable gît déjà dans leurs chevelures, même si elles ne le savent pas encore. Dans La Jeune fille, la transformation de la petite fille sauvageonne en jeune fille passe par de nouveaux vêtements (une robe de femme, une paire d’escarpins), mais surtout par une séance de coiffure où son tuteur est visiblement troublé, sexuellement, par l’odeur de ses cheveux tandis qu’il est en train de la coiffer. L’« odeur de femme » qui met en alerte le désir de Don Giovanni et prélude au péché est chez Buñuel l’odeur de leurs cheveux. Le cycle odeur-désir-péché-repentance associé aux longues chevelures féminines s’origine pour le très catholique Buñuel dans la figure de Marie-Madeleine, dont le parfum, qui a été un de ses atouts de séduction dans sa vie de pécheresse, deviendra signe de repentance lorsqu’elle finira par en oindre les pieds du Christ.
Les moments où une femme défait et secoue ses cheveux, dans ses films, lèvent toujours cette « émotion singulière », dont parle Gracq, qui entre en résonance avec ses propres « gouffres ». Viridiana est une novice, vouée à la chasteté, et le trouble en est d’autant plus grand au moment où elle dégage de sa coiffe, dans l’intimité de sa chambre, pour Buñuel et sa caméra, une chevelure blonde, doublement inattendue dans un pays de brunes, révélant le démon qui se cachait sous son uniforme de religieuse. L’évolution du personnage se décline ensuite, scène après scène, dans le traitement cinématographique de sa chevelure. Viridiana est la seule femme blonde du film et Buñuel ne va cesser de jouer avec ce qu’elle cache et dévoile de cette blondeur excessive, presque blanche, dans une image aux tonalités générales plutôt sombres. La longueur visible de sa chevelure scande les moments où elle s’humanise et ceux où elle redevient la novice voilée ou semi-voilée promise à Dieu. Dans la dernière scène, elle sort un petit miroir du tiroir de sa chambre et défait ses mèches, qu’elle laisse tomber en liberté sur ses épaules, avant d’aller frapper à la porte de son viril cousin et de tirer un trait définitif sur son passé de novice en s’offrant métaphoriquement mais sûrement à lui.
Dans une scène marquante de Belle de jour, qui se révélera être une rêverie éveillée, le mari de Séverine l’entraîne dans une forêt, l’attache à un arbre, et jette sur elle, aidé de son palefrenier, de la boue noire aux évidentes connotations excrémentielles. Séverine est vêtue de blanc immaculé et le « blond Catherine Deneuve » n’a jamais été aussi proche du blanc que dans le vert sombre de cette forêt. Mais ce fantasme est-il celui de Séverine ou celui de Buñuel prenant un malin plaisir à salir la belle chevelure emblématique de sa star française Catherine Deneuve ? Les deux sans doute. Fantasme masochiste de Séverine et pulsion du cinéaste à s’acharner en ouverture de son film contre la surface lisse, impeccable, trop immaculée, de son actrice. Mais il a besoin que toutes ces atteintes restent vaines – et elles le resteront – pour maintenir intact son désir de blasphème à l’égard du mythe Deneuve, blasphème dont il a toujours proclamé qu’il était une preuve de croyance.
Retour à la réalité : Séverine, riche bourgeoise désœuvrée, arbore un chignon très serré, très clairement hitchcockien, qui est comme l’uniforme de sa frigidité et de son statut social. Le jour où elle se retrouve seule dans le salon de la maison de passe de Madame Anaïs, sous la caméra attentive de Buñuel, au moment de commencer sa première journée de « travail », elle défait lentement son chignon et lâche ses cheveux en signe d’entrée dans cette nouvelle vie parallèle. Le cinéaste a toujours joué avec délectation de la tradition bourgeoise qui veut qu’une femme qui lâche ses cheveux s’engage dans un registre de séduction contraire aux bonnes mœurs.
Il y a quelque chose d’originel et de matriciel, dans le désir de cinéma de Buñuel, qui est lié à la chevelure féminine. Une scène centrale de Susana en est l’indice. Cette jeune femme à l’attraction sexuelle irradiante, évadée d’un centre de détention, débarque un soir d’orage, comme dans la chanson de Brassens, dans une hacienda où elle va entreprendre de séduire systématiquement et avec un acharnement méthodique les trois hommes qui comptent dans cette micro société bourgeoise et machiste. Non par désir – de son désir on ne saura jamais rien –, et sans jamais céder à aucun, mais par revanche sociale sans doute, pour asseoir sa position et son pouvoir, avec les seules armes dont elle dispose : son corps et sa jeunesse. Ses outils de séduction sont ses cheveux et ses épaules, ses jambes et ses seins aussi, mais plus accessoirement. Quand elle passe à l’attaque d’un homme, comme un petit soldat, elle arrange ses cheveux et dégage ses épaules, consciente que le décolleté du dos est un écrin à sa lourde et irrésistible chevelure tombante. Lors d’une autre nuit d’orage, alors qu’elle a assuré son pouvoir érotique sur toute la partie masculine de la maisonnée, elle est dans sa chambre, seule, et brosse sa longue chevelure. Il pleut des cordes. Son image est projetée en ombre chinoise, agrandie comme au cinéma, sur la fenêtre de la camera oscura de sa chambre : c’est le dispositif même de l’origine du cinéma. Les trois hommes de l’hacienda, qui sont amoureux d’elle, l’observent depuis trois points de vue différents : c’est l’origine du désir de cinéma de Buñuel. Sa scène originaire de cinéaste est une scène de La Veuve joyeuse d’Erich von Stroheim, dont il a souvent parlé : trois hommes dans une même loge désirent la même femme qui danse sur scène, chacun découpant dans son corps le gros plan qui correspond à la spécialité de son désir. Dans Susana, les trois hommes sont dans des espaces et des axes différents, mais l’objet croisé de leurs désirs est le même : les gestes et les cheveux d’une femme qui brosse sa longue chevelure.
Godard et la chevelure-mouvement
Jean-Luc Godard est sans doute cinématographiquement, avec Jacques Rivette, le moins fétichiste des cinéastes de la Nouvelle Vague. Même quand il découpe le corps de la femme, comme dans certaines scènes de Vivre sa vie ou d’Une femme mariée, son geste est froid et chirurgical, sans valeur érotique ajoutée. Il en va autrement de son rapport à la chevelure.
C’est une actrice aux cheveux ultra-courts, à la nuque de poussin, qui va inspirer Godard pour À bout de souffle. Cette coupe de cheveux ras a une histoire. Françoise Sagan, au milieu des années 1950, en avait fait une image de marque et le symbole d’une jeunesse androgyne, libre, en rupture avec l’image de la femme sexuée et « féminine » au sens que les hommes donnent à ce mot. Otto Preminger, que Godard admirait, avait tourné sa Jeanne d’Arc en 1957 avec une très jeune débutante, Jean Seberg, dont le film – vérité historique oblige – avait imposé l’image d’une tête tondue. Un an plus tard, il lui demandera très logiquement de garder cette coupe très courte pour interpréter le personnage de Françoise Sagan dans Bonjour tristesse. Godard va donc rapatrier cette coupe d’origine doublement française (Sagan et Jeanne d’Arc) en important l’actrice américaine Jean Seberg dans son premier film, où ces cheveux coupés très courts vont fonctionner à nouveau, pour le public jeune de 1960, comme un signe de liberté et d’androgynie. La coupe courte de Jean Seberg montre sa nuque et Godard prend visiblement plaisir à la filmer de dos, que ce soit dans la scène de la voiture décapotable, où la caméra est sur le siège arrière, ou dans la dernière scène où elle se retourne pour nous laisser cette nuque fragile comme dernière image d’elle. Dans Alphaville, Eddie Constantine se fait offrir la nuque d’Anna Karina, mais pour cela elle doit rejeter ses longs cheveux en avant, comme Rita Hayworth dans Gilda, sauf que, dans cette société en voie de déshumanisation, un chiffre y est tatoué.
Il faudra attendre l’arrivée d’Anna Karina dans sa vie et son cinéma pour que Godard trouve la singularité de son rapport de cinéaste à la chevelure féminine. Il y a bel et bien un fétichisme lié à la chevelure dans ses films des années 1960, mais c’est plutôt celui d’un mouvement : une jeune femme secoue la tête pour faire bouger ses cheveux souples et longs. Un mouvement « simple, élémentaire », mais qui « revient » sous des formes variées, pour parler comme Julien Gracq. Ce mouvement associe deux effets dans un simple geste : un effet de rideau (de balayage, de scénographie du visage, d’interstice) et un effet de surprise – une femme tourne soudain et vivement la tête comme si elle était inquiète ou interpellée par surprise depuis le hors champ. Ce trait élémentaire rythmique obsédant, qui pourrait ressembler à une touche de pinceau de calligraphe japonais, n’a pas besoin d’être appelé ni légitimé par le scénario : il surgit comme pure scansion musicale. On le trouve à l’état chimiquement pur dans Made in USA, film tourné de la main gauche, et dans Alphaville, comme pure recherche formelle.
Anna Karina en a été la première inspiratrice. Dès leur première rencontre, dans Le Petit Soldat, Michel Subor, en double du cinéaste, tombe amoureux de ce geste de secouer la tête qui fait voltiger ses cheveux autour du visage. Ce même geste, qui s’est d’abord imposé à lui comme rythme, comme forme pure, prendra par la suite des significations multiples tout au long de son œuvre. Il annonce la fin du jardin d’Éden et le début de la chute dans Pierrot le fou. Il se transforme en geste de défi sexuel dans Prénom Carmen. Il fera surgir comme un rideau de scène les protagonistes du combat avec l’ange dans Je vous salue Marie. Godard le travaille avec d’autres lignes de création – la musique, la couleur, la lumière – pour en moduler de nombreuses variations sans usure.
Les cheveux des femmes chez Godard sont un médium des relations entre les hommes et les femmes, et l’indice de ce qui ne va pas dans cette relation : les sentiments et les désirs ne sont ni synchrones ni réciproques. Les hommes caressent avec tendresse les cheveux des femmes : Alfred (interprété par Jean-Paul Belmondo) dans Une femme est une femme, Paul dans Le Mépris, Jerzy dans Passion, Joseph dans Prénom Carmen, où même le vieil Oncle Jean, incarné par Godard lui-même, caresse les cheveux de sa trop belle nièce en évoquant un passé de frôlements incestueux. Dans Alphaville, Eddie Constantine caresse tendrement les cheveux d’Anna Karina en lui déclarant : « La volupté est une conséquence, elle n’existe pas sans l’amour. » Mais les femmes sont le plus souvent indifférentes à ce geste d’amoureux timide et sentimental. Elles restent sur leur réserve et utilisent de façon défensive leur propre chevelure en se brossant de façon mécanique, quelque peu agaçante et narcissique, lorsqu’elles parlent à un homme qui cherche à les aimer. Les deux jeunes filles de Masculin Féminin sont expertes dans cet exercice. Chantal Goya s’y brosse interminablement les cheveux dans le long dialogue avec Jean-Pierre Léaud en amoureux romantique rejeté.
Dans Passion, Myriem Roussel fait son entrée dans le cinéma et la vie de Godard en se brossant les cheveux au bord de la piscine juste avant de dévoiler sa nuque dans le tableau vivant de la Prise de Constantinople par les croisés. Deux films plus loin, elle est devenue sa Vierge dans Je vous salue Marie, où le premier coup de semonce de l’Annonciation (le passage de l’avion qui transporte l’ange) la surprend devant son miroir en train de brosser ses cheveux longs, lisses et « naturels ». Godard, en bon protestant, la délivre de son essence divine, une fois sa mission accomplie, et la rend en fin de film à son statut de femme terrestre ordinaire, la remettant en circulation au milieu des hommes et des jeux de la séduction. Cette transformation passe par l’acceptation du rouge à lèvres, à la tentation duquel elle avait renoncé au temps de sa mission, mais surtout par une chevelure aux longues boucles soignées qui la rend méconnaissable même aux yeux de l’ange Gabriel.
Dans les films de la seconde période-cinéma de Godard, depuis Prénom Carmen, le fétichisme de la chevelure-mouvement s’est déplacé vers le fétichisme du cheveu comme matière, pour reprendre la précieuse distinction établie dans ce livre par Gérard Wajcman. C’est en soi que la chevelure drue et abondante de Maruschka Detmers fascine sa caméra, un plan du film désignant clairement le lien sexuel de cette tignasse avec la pilosité pubienne dans la scène fortement corporelle de la cuisine. Plus loin, Carmen se brosse narcissiquement les cheveux devant le pauvre Joseph pour le provoquer et le pousser à la scène d’exaspération masturbatoire sous la douche. Prénom Carmen reste une exception dans l’œuvre de Godard, à cause de l’atmosphère d’électricité sexuelle que dégage Maruschka Detmers, qui contamine le film et le cinéaste. Mais cette focalisation nouvelle sur la chevelure comme matière-lumière va persister et contribuer sans doute au choix de Domiziana Giordano dans Nouvelle Vague et à celui de l’actrice rousse Laurence Masliah qui joue le rôle de Rachel dans Hélas pour moi. Dans ce film, Godard soigne attentivement le paradigme blonde/brune/rousse, où la rousseur est de toute évidence un signe d’élection puisque Dieu a choisi Rachel Donnadieu pour faire son expérience de l’amour humain avec une femme terrestre. Rachel est par ailleurs le prénom de la sœur du cinéaste, qui venait de mourir, et qui a été son double élu au sein de la fratrie Godard.
Bergman et la chevelure mortifère
Dans un très beau plan-séquence de L’Heure du loup, l’homme, qui est peintre, demande à sa femme de dégager ses épaules puis sa nuque, mettant en scène pour lui-même (mais aussi pour Ingmar Bergman et le spectateur – c’est un jeu à trois) la singularité de son propre désir avant de commencer à la dessiner dans une belle lumière naturelle. Ce versant solaire et sensuel est pourtant assez rare dans les scènes où Bergman s’adonne au filmage des cheveux de femmes, qui sont plutôt rattachés, dans son imaginaire, à la violence entre les sexes, aux pertes de frontières identitaires entre femmes, et à la mort. La chevelure féminine dans son cinéma n’est jamais un simple motif visuel. Elle participe de sa thématique personnelle profonde. Elle est d’abord un médium privilégié des affects et des sentiments qui circulent dans l’univers clos des femmes « entre elles ». Il s’en sert pour approcher du mystère de ce qui lie les femmes les unes aux autres. Cris et chuchotements est le film majeur de cette fonction des chevelures féminines. Les sœurs communiquent entre elles par des mots, des regards, mais aussi par des gestes associés à leurs chevelures, filmées parfois de façon purement musicale, comme chez le Godard des années 1960. Les cheveux de la jeune mourante sont l’objet des plus douces attentions sororales. Elle va saisir in extremis la chevelure d’une de ses sœurs pour s’agripper littéralement à elle comme à la vie. Dans La Source aussi, la mort est liée aux cheveux que l’on coiffe, seule partie du corps qui reste souple et vivante quand celui-ci devient cadavre.
La chevelure est aussi le signe esthétique de la fusion ou de la confusion imaginaire de deux figures féminines, dont le vacillement d’identité passe par le mélange de leurs chevelures, comme dans Persona : l’indétermination des figures se traduit par la contamination des chevelures. David Lynch repartira de cette indétermination des figures, et des métamorphoses hitchcockiennes, pour moduler ses variations personnelles post-modernes sur le paradigme brune/blonde.
La chevelure féminine dans les films de Bergman change radicalement de fonction quand elle met en jeu le rapport des hommes et des femmes. Elle devient, de la part des hommes, objet privilégié de la prise de possession sexuelle, de l’humiliation. Empoigner une femme par les cheveux, l’agripper par la tignasse dans Les Fraises sauvages, La Source ou L’Attente des femmes, est le signe d’une prise de pouvoir violente et brutale, même si la femme y cède parfois avec un certain plaisir. La souillure des cheveux d’une femme est la marque visible de son humiliation ou de son viol par les hommes. Godard a bien croqué ce trait bergmanien dans la scène de Masculin Féminin où il parodie Le Silence : l’homme empoigne la chevelure de la femme rencontrée dans la rue et pousse sa nuque vers le bas du cadre pour la forcer à la fellation. Le mari, dans De la vie des marionnettes, décrit les conditions très précises de son fantasme obsédant d’égorger sa femme : elle a les cheveux mouillés et se regarde dans un miroir, il arrive de dos et tranche sa gorge avec un rasoir qu’elle ne voit pas venir, tout occupée à son image. Par une étrange procuration, il étrangle une prostituée dans la scène initiale du film, exerçant d’abord sa violence sur les cheveux de cette femme avant de passer post mortem à la violence sexuelle, les deux étant fortement liées chez Bergman.
Hitchcock et la chevelure-création
Chez Hitchcock, le plan de la femme qui vient de changer de coiffure – et du même coup d’identité – est parfois fébrilement attendu par un homme dans la fiction, parfois par le seul cinéaste. Dans les deux cas, le trouble engendré par cette métamorphose déploie des ondes vibratoires concentriques qui excèdent largement les limites de la scène, en amont comme en aval. Qu’est-ce qui troublait donc à ce point Hitchcock dans cette scène d’une femme qui change de coiffure ou de couleur de cheveux ? Trouble profond dont je pense qu’il a joué comme force d’attraction pour le choix des scénarios de Vertigo (Sueurs froides) et de Marnie (Pas de printemps pour Marnie), comme possibilité de faire advenir et « revenir » cette scène obsédante.
Dans Vertigo, qui est sans doute le plus beau monument de pellicule dédié à la chevelure féminine de l’histoire du cinéma, Hitchcock module trois façons de filmer une chevelure pour en faire un moment de vertige, une lueur d’apparition, un ébranlement. Faire pivoter, s’enfoncer et tourner autour.
Faire pivoter. Lors de la première rencontre chez Ernie’s, Kim Novak sort du restaurant et passe devant James Stewart. Celui-ci ne peut en aucun cas la voir comme Hitchcock nous la montre puisqu’il a le dos tourné et fait face au barman. C’est donc à la fois une image hallucinée sous le choc de son coup de foudre et une image dont Hitchcock, servant littéralement cette tête « sur un plateau », se réserve la jouissance. Il demande à l’actrice, pour ce plan devenu mythique, de pivoter sur elle-même, comme une tête de mannequin de bijoutier sur un présentoir tournant, pour offrir son profil et sa coiffure à sa caméra.
S’enfoncer. Dans la scène du musée, le regard de James Stewart vient s’abîmer dans le maelström de la spirale du chignon, que le dédoublement (peinture/réel) rend encore plus vertigineux. Il y a de toute évidence en Hitchcock une résonance imaginaire aquatique de ce chignon en spirale, qu’il désigne et redouble en associant les cheveux, le tourbillon, l’eau et la mort – mythe d’Ophélie – dans les deux scènes de noyade de ce film et de Marnie.
Tourner autour. Plus tard, dans la scène du baiser, James Stewart est venu à bout des dernières résistances de cette rousse réticente, elle est enfin devenue une autre, à l’image exacte du fantôme qui le hante, le détail capillaire ultime du chignon scellant définitivement la coïncidence parfaite de l’imaginaire et du réel. Dans cette scène qui sanctionne cette retrouvaille avec une femme qui n’a jamais existé, Hitchcock tourne vertigineusement autour du couple enlacé. C’est la forme inversée du vertige précédent, mais c’est le même « ébranlement » du monde des perceptions stables sous l’effet d’une commotion intime profonde.
De cette scène du baiser, Hitchcock disait très crûment à François Truffaut : « La scène que je ressentais le plus, c’est lorsque la fille est revenue après s’être fait teindre en blond. James Stewart n’est pas complètement satisfait parce qu’elle n’a pas relevé ses cheveux en chignon. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’elle est presque nue devant lui mais se refuse encore à enlever sa petite culotte. Alors James Stewart se montre suppliant et elle dit : “D’accord, ça va”, et elle retourne dans la salle de bains. James Stewart attend. Il attend qu’elle revienne nue cette fois, prête pour l’amour. » La scène que Hitchcock « ressent le plus », selon ses propres mots, est donc une scène où l’affect sexuel est déplacé vers la chevelure. Les scènes les plus troublantes de Hitchcock sont souvent celles où une tension sexuelle cachée pousse sous le scénario de surface, le déforme, où un motif ordinaire est surinvesti par un affect déplacé, comme dans le rêve, et cristallise des émotions qui touchent un foyer vital de sa création. Quand il s’agit des chevelures féminines, on devine de loin, dans ses films, l’arrivée de ces images surinvesties « avant même qu’elles aient pris forme, à l’émotion confuse qui se réveille rien qu’à leur pressentiment ».
Dans Rebecca, la redoutable Miss Danvers montre à la jeune femme craintive comment sa première patronne se brossait les cheveux. Ce geste en mouvement, plus encore que toutes les reliques inertes de sa présence passée, donne une réalité corporelle actuelle au fantôme qu’elle n’a pas la force de combattre. Un geste est plus réel qu’une image parce qu’il est au présent.
Dans Les Oiseaux, la première offensive, dans la scène de la barque, est concentrée sur une seule mouette qui attaque une seule personne, mais pas n’importe laquelle, la blonde étrangère qui est venue dans ce coin tranquille pour séduire un homme. L’attaque est ciblée avec la plus grande précision : la lisière du front et des cheveux, c’est-à-dire la racine même du mal. Le bout de coton qu’elle appuiera ensuite sur la plaie est comme un index blanc du cinéaste pointant picturalement cette origine du mal. Mélanie incarne « la parfaite femme à mystères », selon Hitchcock, qui « doit être blonde, subtile et nordique ». La mère de Marnie enfant lui parlait du piège à hommes que sont les longs cheveux blonds, du côté du mal et de la séduction. Le paradigme brune/blonde travaille tout l’œuvre de Hitchcock pour articuler la blondeur au mal comme condition du désir, ce qui n’est pas si loin de Buñuel, finalement. Un plan des Oiseaux en figure l’épure abstraite. C’est le soir, Mélanie a été invitée chez l’institutrice, un bruit de choc étrange sur la porte attire leur attention, les deux femmes vont l’ouvrir et se retrouvent de dos, en parfaite symétrie de part et d’autre de cette découpe sur le paysage à la tombée de la nuit : la brune et la blonde. Mais cette symétrie est trompeuse : Hitchcock n’hésitera pas à faire mourir peu après la bonne institutrice, la brune aux cheveux courts, lors de l’attaque de l’école. Par la suite toutes les attaques des oiseaux auront pour effet – peut-être même pour but – de défaire en subtils paliers la construction initiale impeccable de la chevelure de Tippi Hedren.
Hitchcock a la réputation d’être le plus logique des cinéastes, et ses entretiens avec Truffaut prouvent à chaque ligne l’extrême maîtrise qui était la sienne. On rencontre pourtant dans ses films des moments, rares il est vrai, où une pulsion personnelle, intime, l’emporte sur la pure rationalité lucide et fait dévier la séquence et les plans du film vers des zones moins contrôlées de la création. Et ces moments, le plus souvent, sont liés à la chevelure féminine. Dans certaines scènes de Fenêtre sur cour, la caméra se met parfois, sans la moindre raison logique, à contourner la tête de Grace Kelly, à passer derrière sa chevelure, mue par la seule pulsion de l’homme Hitchcock à voir de dos cette femme qu’il a inventée comme star. Il serait plus juste d’écrire de nuque. Il est sans doute le plus grand amateur de filmage de nuques de femmes de l’histoire du cinéma. Les vertigineux chignons qu’il imposait à ses actrices de prédilection sont autant de somptueux monuments fétichistes au dévoilement de leur nuque, seul morceau du corps des femmes qu’il pouvait voir, filmer, désirer, sans le moindre risque d’un échange intersubjectif. Pour l’homme Hitchcock, malheureux de son corps, honteux de son obésité, la nuque était de façon douloureusement perverse le seul endroit de ses actrices – qu’il choisissait sublimes, froides et inaccessibles – dont il pouvait être sûr qu’elles ne pouvaient le voir en train de les regarder. Filmer une femme de dos, pour Roberto Rossellini, c’est filmer le monde qu’elle découvre en avançant devant sa caméra comme une figure de proue. Pour Hitchcock, c’est se focaliser avec une vision myope sur une butée de sa pulsion. Si les chevelures de femmes sont chez Hitchcock un des foyers les plus personnels de la création, un lieu de fort investissement affectif, une zone de trouble, c’est que c’était le lieu même de son combat d’artiste contre la disgrâce.
Qu’est-ce qu’un grand cinéaste de la chevelure ? Un cinéaste dont les scènes mettant en jeu ce motif – par ailleurs si banal et si répandu dans tous les films – détiennent une part du mystère de ce que sa création a de plus singulier. Les cheveux des femmes, au cinéma, peuvent cacher beaucoup de choses désirables, y compris le secret intime du cinéaste.
Alain Bergala