Week-end Andreï Tarkovski
Du 8 au 13 décembre 2006
L’ami de la maison
Ceux qui vont voir les films d’Andreï Tarkovski pour la première fois ont de la chance. Je les envie. Je les envie d’accomplir ce voyage, ou tout du moins de l’inaugurer. J’avais une vingtaine d’années quand j’ai découvert Solaris, Stalker ou Andreï Roublev. Ce fut à chaque fois une expérience dont je suis ressorti bouleversé, comme hors de moi même. Andreï Tarkovski fait partie de ces cinéastes que l’on dirait démiurges. De ceux qui vous transportent, dans un monde d’impressions à la fois familières et totalement étrangères. Sans que cela ne vous embarrasse, bien au contraire. La gêne qui vous prend, provoquée par ce mélange-là, modifie votre rapport au monde. Est-ce parce que son cinéma est riche en métamorphoses qu’il vous ébranle ? Qu’il vous transforme, presque sans que vous ne vous en rendiez compte. Tout le monde peut, même sans être cinéphile, voir un film de Tarkovski. Il lui restera inévitablement une image, une sensation. Rareté de l’instant, du moment véniel. C’est comme chez Beckett, le scrupulus, ce caillou dans la chaussure qui nous gêne pour marcher, que l’on met un temps fou à enlever, et qui, une fois retiré, change notre manière de marcher. Tarkovski n’est pas un cinéaste qui impose une vision intellectuelle factice – même s’il appartient à une époque où la pensée taraude, et se provoque elle-même. Il est avant tout « l’ami de la maison », au sens où Johann Peter Hebel, le poète rhénan, l’écrivait pour évoquer l’éclosion/retrait du poète au monde. C’est pourquoi la spiritualité hédoniste de Tarkovski, intrinsèquement liée aux éléments, me touche profondément. Il sait filmer l’eau, la terre, la boue, comme aucun autre.
À plusieurs reprises, dans ma vie d’homme et de cinéaste, j’ai été confronté aux « fantômes tarkovskiens ». Aux empreintes qu’ils ont laissées. Une nuit à Paris, dans les années 90, j’ai tenté désespérément de trouver le sommeil dans l’appartement d’Anatole Dauman, qui m’apprit le lendemain matin qu’il avait été la dernière demeure de Tarkovski. Il y était mort quelques années plus tôt. Un jour à Moscou, tandis que je présentais mon film Le Souffle, un homme est tombé en pleurs dans mes bras. C’était Slava, un cinéaste tchétchène, auteur d’un magnifique film sur Arséni Tarkovski, le père d’Andreï, qui fut un des grands poètes russes du vingtième siècle. Plus tard, il m’a conduit dans un appartement collectif dans la banlieue de Moscou pour me montrer cet hommage. Le film commence avec l’enterrement d’Arséni, filmé avec la puissance d’un Dreyer ou d’un Epstein. Dans la foule qui assiste à la cérémonie orthodoxe, soudain, j’ai cru voir le visage d’Andreï… J’ai alors compris que c’était impossible, le cinéaste était mort. Physiquement. Et pourtant. La relation d’Andreï et de son père fut fondamentale, décisive. La poésie d’Arséni hante les films d’Andreï. « Je le reconnus aux griffes : lui le lion, lui chair de la chair de sa propre solitude, et je brûle et je vois des songes, réduit en poussière… », écrit-il en évoquant la figure de Théophane le Grec. Le fils a aidé à la notoriété du père, mais le père, sans doute, avait donné au fils l’aptitude d’être happé par la vie.
Cela peut nous paraître étrange aujourd’hui, mais Andreï Tarkovski a été violemment censuré. Il faut lire Le Temps scellé pour se rendre compte de ce qu’il a subi, et notamment de la souffrance endurée durant son exil. J’ai revu Andreï Roublev il y a quelques années, avec justement une copie censurée, dans laquelle ne figurait plus la séquence du cheval qui chute dans les escaliers. Ce film est pour moi un émerveillement, un film épique et poétique, une véritable fresque historique. Je me souviens de cette séquence, l’une des plus surnaturelles du cinématographe, qui représente une fête de la nuit de la Saint-Jean… Il y a des feux, des femmes et des hommes nus qui se baignent avant que l’on ne vienne les arrêter. Tarkovski a mis en scène des personnages de fous que j’aime particulièrement, comme Domenico, celui qui s’immole dans Nostalghia… Ce sont ceux qui voient ce que nous ne savons plus voir. On touche ici à la dimension païenne de ses films, tout aussi prégnante que la dimension spirituelle. D’ailleurs, tous ceux qui penseraient, sans encore en avoir vu un seul, que les films de Tarkovski sont pesants, passeraient à côté d’un cinéma, au contraire, très vivant. La vie grouille chez lui, même quand elle est microscopique, même quand elle est au niveau du sol. Si bien qu’il filme souvent en « plongée », du point de vue du Christ sur la croix.
Quand j’ai découvert Andreï Roublev, je comprenais ce film par tous les pores de ma peau. Passeur, Tarkovski fait un cinéma organique. On peut voir en lui la puissance d’un chaman qui peut transformer les événements, les états, qui peut faire voyager les âmes. D’ailleurs, il transporte la sienne à l’intérieur de ses films. Cette âme rejoint l’âme russe, celle de son père Arséni, celle de ceux qu’il aimait.
Plus je revois les films de Tarkovski, plus j’ai l’impression de « comprendre » ses cadres. Je les aime car ils sont clairs. Bresson disait qu’il ne fallait pas se servir de la caméra comme d’un balai. Ce n’est pas le cas chez Tarkovski ! Ses travellings ne sont jamais gratuits. Son œil est horizontal, lié à l’étendue. Je me souviens de cette séquence extraordinaire du Miroir, lorsqu’il filme, de dos, celle qui joue sa mère, fumant une cigarette alors que le vent couche les blés… Dans ces quelques lignes, je me rends compte que j’ai parlé finalement moins du cinéaste que de l’homme, que je n’ai même pas connu. On comprend rarement un cinéaste. Certains ont pu dire que Tarkovski était quelqu’un « d’impossible ». Qu’est-ce que nous en savons ?
Son cinéma mêle la douceur à la violence, dans un mouvement sans fin, qui nous entraîne ainsi au cœur de la vie… « Toute création se débat vers la simplicité, vers le plus simple moyen d’expression. », écrivait-il. Je ne peux pas définir ce qu’il a changé en moi. Et puis, j’ai cette sensation qu’à partir du moment où l’on parle, on dénature tout. On perd l’essence même de l’expérience vécue. C’est pour cela que j’ai envie de dire que ma relation avec Tarkovski me dépasse et qu’elle est silencieuse. La seule chose que je pourrais ajouter, est que je trouve dommage qu’il n’ait pas pu faire d’autres longs métrages. Avec Pialat, ce sont les deux cinéastes qui me donnent l’impression qu’il manque des films à leur œuvre.
Et pourtant, ces films sont pour moi comme des fantômes, tout se passe comme s’ils existaient, mais que les négatifs étaient perdus à jamais. Ils grondent en nous.
Damien Odoul