Wang Bing
Du 9 au 24 juin 2021
Wang Bing : l'opiniâtre et le peuple
À l'ouest des rails stupéfia à l'époque de sa sortie en France en 2004. Wang Bing filmait la dégradation et la fermeture du plus grand complexe sidérurgique chinois. Il explorait des usines colossales désertées, vestiges en cours de disparition témoignant d'une production industrielle en déliquescence, et du désarroi d'un peuple ouvrier désœuvré mais hantant encore ces lieux soumis à la rouille. La durée du film s'imposait comme une évidence : ces neuf heures de projection – et des milliers d'heures de tournage – étaient nécessaires pour parvenir à « prendre de vitesse » la décomposition, précipitée par l'abandon de ces monuments de fer. Il fallait donc filmer longuement avant que tout ne disparaisse, comme si la vitesse de corrosion dépassait celle du défilement des images cinématographiques. Au-delà du constat social et anthropologique qu'il permettait, ce film était un défi formel, traversé par un enjeu conceptuel que l'on peut rétrospectivement inscrire dans la part la plus performative de l'art contemporain au tournant du XXe siècle. Wang Bing entrait en rivalité temporelle avec le processus de désagrégation matérielle et sociétale à l'aube d'un nouveau siècle.
Naissait de l'ambition esthétique de cette première œuvre un regard inédit. Le cinéaste fixait simultanément les mouvements de l'Histoire et ceux, infimes, de la matière. Il donnait également à voir le chaos produit par les renversements politiques, sociaux, et civilisationnels de la Chine. L'immensité du territoire exigeait une figure dominante de filmage : le travelling interminable. Le parti pris de la durée conférait un statut expérimental à cette œuvre magistrale, plus proche de La Région centrale de Michael Snow que de tant de documentaires dits « engagés ». À l'Ouest des rails relevait ainsi autant du « film d'artiste » que du « cinéma du réel ».
Filmer le(s) peuple(s) chinois
Il y a de la démesure dans l'œuvre de Wang Bing. Elle invalide les critères qui définissent habituellement le genre documentaire. Plus de vingt films réalisés en une vingtaine d'années, soit presque un film par an. Mais cette donnée est-elle encore pertinente pour analyser une œuvre faite de saisies temporelles de 125 minutes à une dizaine d'heures selon les films, et qui donne l'impression que l'existence de l'homme se confond totalement avec l'activité du cinéaste ?
Grâce à son courage et à sa ténacité fréquemment soulignés par la critique, il partage avec le monde entier des points de vue, non pas sur le peuple chinois, mais sur les peuples chinois, rendant compte d'une diversité sociale et géoculturelle que l'unité forcée par l'idéologie et la volonté autocratique tentent d'effacer. Quoi de commun en effet entre les ouvriers de la ville de Shenyang au nord-est de la Chine (À l'ouest des rails – Rouille 1) et la tribu Ta'ang contrainte de vivre à cheval sur la crête-frontière sino-birmane (Ta'ang, 2016), entre les prospecteurs de pétrole travaillant sur le plateau de Gobi, à 4000 mètres d'altitude (Crude Oil, 2008) et les paysans exilés dans les villes de la province de Zhejiang, asservis par leur travail dans la production textile à la chaîne (15 heures, 2017), entre les hommes enfermés malgré eux dans un asile du sud-ouest du pays (À la folie, 2013) et les sœurs isolées dans les montagnes de la même région du Yunnan (Les Trois Sœurs de Yunnan, 2013) ? Quoi de commun, sinon leurs destinées d'exploités, de persécutés et de reclus ?
Si les films de Wang Bing échappent à tout sentiment de voyeurisme, à toute exploitation de la misère, une figure de mise en scène, en apparence improvisée, pourrait pourtant y contribuer : la filature, la surveillance sans relâche, l'insistance opiniâtre à suivre « dans le dos » ses personnages. Wang Bing ne les « lâche pas d'une semelle » pourrait-on dire pour qualifier cette manière de filmer en collant à leurs pas, à leurs errances, à leurs déambulations. Mais parce qu'il excède les normes du cinéma direct, de l'enquête, Wang Bing s'épargne l'écueil de l'indignité filmique.
Que « le » peuple n'existe pas, certains l'ont rappelé récemment dans un contexte de résurgence du populisme 1.
Le cinéma de Wang Bing part de ce constat : l'impossibilité de figurer un peuple, et celui de Chine a fortiori, dont la diversité des langues, des ethnies et des statuts est à la mesure de l'étendue du territoire. Pourtant l'écriture documentaire de Wang Bing naît bien d'un double geste de géographe et d'anthropologue. Il choisit de disperser ses postes d'observation, de multiplier au sens littéral les points de vue, du nord au sud, d'est en ouest. Film après film, son œuvre monumentale accentue les distances, creuse les béances sociales, souligne les disparités ethniques. Wang Bing n'en façonne pas moins, par la durée hors-norme de ses films et la multiplicité des récits, un peuple entier, un peuple en cinéma.
Art et politique, encore, toujours
Confronté à ce projet figuratif majeur, Wang Bing offre une des plus remarquables propositions cinématographiques contemporaines, consistant non pas à produire des films « longs » mais un film ininterrompu. Il s'agit moins pour lui de révéler ou de dénoncer une réalité que de représenter la coexistence de groupes singuliers en leur conservant leur irréductibilité, leur invincibilité. Cette résistance à la dissolution des individus ou des groupes trouve sa traduction à l'écran dans trois figures : la ruine, l'enfermement et la filature. C'est par le choix de ces motifs que Wang Bing entreprend son « cinéma politique ». C'est dans ce dessein esthétique qu'il puise une énergie intacte pour concevoir politiquement ses films.
Leur actualité ne tient pas seulement à des retours mémoriels sur la cruauté d'un pouvoir obsédé par la volonté de conduire « le » peuple chinois vers le bonheur. À une époque où les grands systèmes de pensée et les constructions idéologiques du XXe siècle n'ont laissé que les blessures de la terreur totalitariste, l'apparition de ce cinéaste fait symptôme. Elle renouvelle, autrement que dans les années 1930 ou 1960, la réflexion critique sur la relation entre art et politique. Réflexion rendue d'autant plus nécessaire par les embrasements du Moyen-Orient ou les surenchères dans la compétition économique entre la superpuissance chinoise et les États-Unis, qui relèguent la Guerre Froide dans le passé.
Aussi, « l'événement » Wang Bing – sa proposition cinématographique – me rappelle-t-il la querelle qui agita, en 1934, l'intelligentsia allemande, opposant Heinrich Mann, Stefan Zweig, Thomas Mann, Klaus Mann et Walter Benjamin. Ce dernier intervint dans un monde littéraire divisé sur la question des rapports entre art et politique, entre expérimentation formelle et message engagé. Il s'exprima lors d'une célèbre conférence dont les enjeux allaient s'étendre bien au-delà du monde littéraire 2 : « La tendance politique juste inclut une tendance littéraire. Et, pour le préciser tout de suite : c'est cette tendance littéraire, contenue implicitement ou explicitement dans toute tendance politique juste, elle et rien d'autre, qui assure la qualité de l'œuvre. C'est pourquoi la tendance politique juste d'une œuvre inclut sa qualité littéraire puisqu'elle inclut sa tendance littéraire 3. »
J'ai relu ce texte en remplaçant le mot littéraire par le mot cinématographique... Ce détournement éclaire l'indéniable choc qu'a provoqué Wang Bing dans un champ cinématographique contemporain (documentaire et fiction) confronté à la représentation du « monde tel qu'il va » et à la nécessité de faire un choix de tendance, pour reprendre le mot du philosophe allemand 4. Ce choc résulte des partis pris formels de Wang Bing indépendants d'un discours « engagé » et des situations sociales, politiques et humaines filmées.
La vocation politique des films de Wang Bing est latente. Il ne soumet pas la capture de ses images à un message préalable qu'elles devraient illustrer. L'acte de filmer fait éclore le sens au fur et à mesure du tournage, laissant advenir devant l'objectif de la caméra le paysage et les « personnages ». Le filmage construit, sans hâte, un point de vue sur la réalité. Par d'inlassables avancées dans l'espace, il impose ce ton unique qu'engendre l'impossibilité d'anticiper le terme de chaque travelling ou de prévoir le moment où un plan fixe prendra fin. C'est cette disponibilité aux aléas de la réalité spatiale et humaine qui fonde pour une part son indépendance idéologique.
Nulle démonstration édifiante ou dogmatique dans les films de Wang Bing, dont l'enjeu est pourtant de faire de l'histoire. Le cinéaste recueille les souvenirs des Âmes mortes (2018) et de Fengming (2007) sans imposer un ordre téléologique et donc une fin à son récit et sans instituer les hommes d'aujourd'hui en acteurs de sa continuité et de sa conclusion. Il est doté de ce « vrai sens historique (qui) reconnaît que nous vivons, sans repères ni coordonnées originaires dans des myriades d'événements perdus » pour reprendre les mots de Michel Foucault 5 dont le concept d'« histoire effective » repose sur la désorientation et l'impermanence : « Rien en l'homme – pas même son corps – n'est assez fixe pour comprendre les autres hommes et se reconnaître en eux. Savoir, même dans l'ordre historique, ne signifie pas « retrouver » et surtout pas « nous retrouver ». L'histoire est « effective » dans la mesure où elle introduit le discontinu dans notre être même.
La réalité et le dispositif
Les films de Wang Bing semblent s'inscrire dans des processus et des tensions dont les ressorts sont indépendants du temps et de la durée du tournage. Le montage discret renforce cette impression d'une incision, d'un prélèvement dans un temps long : les parcours des individus et les situations collectives répétitives trouvent leur origine avant le moment filmé et perdurent bien au-delà. D'où la sensation d'un cinéma ouvert, illimité, indifférent aux standards du spectacle cinématographique ou à la capacité habituelle de concentration d'un spectateur. Le film est comme l'empreinte fortuite d'une « suite du monde » pour évoquer le film célèbre de Brault et Perrault 6 : après le tournage d'À la folie, les patients errent encore dans les coursives de l'asile, L'Homme sans nom persiste dans ses gestes quotidiens pour assurer sa survie, le peuple Ta'ang ne cesse de fuir en équilibre sur la frontière entre la Birmanie et la Chine. Aussi, s'ils peuvent paraître très longs, les films de Wang Bing s'exposent comme d'infimes extraits de ce qui se perpétue. La fabrication d'une histoire dite « effective », qu'elle soit écrite ou filmée, implique de rappeler au lecteur ou au spectateur que l'histoire continue en dehors de la conscience momentanée qu'on en a. C'est ce dispositif de lucidité que revendique Wang Bing.
L'originale articulation espace-temps opérée par Wang Bing m'invite à une dérive anachronique. Je songe en effet à un intellectuel très éloigné de la Chine, contemporain du cinéma au faîte de sa puissance médiatique et qui s'est essayé à imaginer l'avenir, Paul Valéry 7. Écoutant un jour Mallarmé lire son Coup de dés, Valéry dépeint son impression : « Mallarmé [...] me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla de voir la figure d'une pensée, pour la première fois placée dans notre espace... Ici, véritablement, l'étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L'attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. Je contemplais à mon aise d'inappréciables instants : la fraction d'une seconde, pendant laquelle s'étonne, brille, s'anéantit une idée ; l'atome de temps, germe de siècles psychologiques et de conséquences infinies, – paraissaient enfin comme des êtres, tout environnés de leur néant rendu sensible. » 8
Ces mots décrivent idéalement l'esthétique cinématographique de Wang Bing : l'étendue enfantant des formes temporelles, l'attente, le doute et la concentration, devenus choses visibles. On ne saurait mieux dire l'ambition formelle de ce documentariste.
Dominique Païni
1. Jacques Rancière, Libération, 3 janvier 2011. Repris dans le recueil « Qu'est-ce qu'un peuple ? », éd. La Fabrique, p.134.
2. Walter Benjamin, Essai sur Bertolt Brecht, paru en 1966 chez Suhrkamp Verlag et traduit en 1969 par Paul Lavau, Petite collection Maspéro.
3. P. 108-109.
4. Tendance : ce mot, à lui seul, résumait, dans les années trente, les polémiques théoriques sur la question art et politique.
5. Michel Foucault, Dits et écrits I, 1954-1975, (1971, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire »), Gallimard, 2001, page 1004.
6. Pour la suite du monde de Michel Brault et Pierre Perrault, 1963. Les deux Québécois sont considérés comme les initiateurs de ce qu'on eut coutume de nommer le « cinéma direct ». Pour la suite du monde fut probablement le premier documentaire présenté au Festival de Cannes.
7. La conquête de l'ubiquité (1928), et d'autres textes consacrés à la radiophonie, la photographie, le cinéma. Gallimard, La Pléiade, Œuvres, tome II, pages 1284 et suivantes.
8. Paul Valéry, Variété, Gallimard, La Pléiade, 1992, page 624.