Terence Fisher
Du 20 juin au 29 juillet 2007
Terence Fisher, une iconoclastie « gothique »
Toutes sortes de difficultés apparaissent lorsque l’on aborde l’œuvre de Terence Fisher. La moindre n’est pas celle qui consisterait à éviter d’étouffer son cinéma sous un déterminisme exogène qui serait celui du genre. Certes, Terence Fisher est un cinéaste de genre, le meilleur de sa filmographie s’identifie en effet (presque) à une catégorie du fantastique, fruit d’une production très précisément limitée dans l’histoire de la peur cinématographique industrielle. Mais on peut dire sans doute qu’il s’est autant plié à ces conventions, qu’il en a lui-même assuré et interrogé le surgissement. La seconde difficulté est celle qui se présente lorsque l’on se trouve face à une œuvre aussi nettement scindée en deux, une œuvre qui ne prendrait forme définitive que dans la deuxième moitié de la carrière du cinéaste. Faut-il alors chercher, au nom d’une application hystérique de la politique des auteurs, ce qui dès les premiers titres annoncerait les beautés de la maturité ? Faut-il, au contraire, considérer que le véritable Terence Fisher ne débute qu’avec son trentième film, réalisé en 1957 : The Curse of Frankenstein/Frankenstein s’est échappé ? La rétrospective organisée par la Cinémathèque du 20 juin au 29 juillet permettra peut-être de répondre à cette question.
Fisher n’est pas venu jeune au cinéma. Il naît à Londres le 2 février 1904. Après avoir été successivement marin et chiffonnier, il débute à 29 ans comme clapman dans les productions de Michael Balcon. Après avoir été assistant-réalisateur, assistant-monteur puis monteur, il réalise son premier film en 1947, Colonel Bogey, un complément de programme qui est aussi une comédie fantastique. Il cosigne en 1949 l’adaptation d’une pièce de Noël Coward, The Astonished Heart, interprétée par celui-ci. Fisher entame dès lors une carrière au cœur de l’assez terne production britannique de l’époque. Années d’apprentissage tardif, c’est le moment où, au gré des commandes, se repère l’embryon de l’œuvre future. A la fois l’apparition de thèmes traités ensuite plus profondément, mais aussi une vision du monde marquée déjà par un déterminisme et un pessimisme ontologique. C’est ainsi que le thème « frankensteinien » apparaît dans les poétiques postulats de certains titres. Dans Stolen Face (1951), un chirurgien esthétique tente de donner à une femme le visage de celle qu’il aime sans espoir. Dans Four Sided Triangle (1952), grâce à une machine permettant de dupliquer la matière, un homme crée un double de la femme dont il est amoureux et qui a épousé son meilleur ami. L’atmosphère fantastique de So Long at the Fair/Si Paris l’avait su…, réalisé en 1949, le contexte « science-fictionnel » de Spaceways, tourné en 1953, semblent annoncer téléologiquement une carrière dont les sommets seront placés sous le signe du surnaturel et de l’imaginaire. Mais plus subtilement, au-delà de la récurrence d’effets de genre, c’est parfois une sensibilité singulière qui s’affirme, discrètement, comme masquée encore par l’ingratitude formelle de certains projets.
C’est un coup de tonnerre cinématographique qui va accoucher, enfin, d’un monde original. La société de production Hammer films, créée en 1934 par William Hinds (un bijoutier qui faisait du théâtre amateur sous le nom de Will Hammer) et Enrique Carrerras, avait pris Terence Fisher sous contrat dès 1952. Spécialisée dans les films à petit budget, la Hammer est déjà à l’origine d’un renouvellement de la science-fiction britannique en 1955, avec Quatermass Experiment/Le Monstre de Val Guest, adaptation d’une série télévisée à succès. Deux ans plus tard, consciente de la demande de stimulations nouvelles d’un public de plus en plus exigeant et de plus en plus accaparé par la télévision au détriment du cinéma, bien décidée à le garder dans les salles, la Hammer imagine de ressusciter les monstres et créatures de ce que l’on appelle le fantastique gothique, en ajoutant la couleur et une violence plus réaliste. Et c’est Terence Fisher qui sera l’artisan de ce renouveau. En 1957, son adaptation de Frankenstein, The Curse of Frankenstein/Frankenstein s’est échappé suivie de son Horror of Dracula/Le Cauchemar de Dracula, l’année suivante, remportent un tel succès international que l’on verra resurgir, partout dans le monde, diverses imitations qui contribueront à relancer la mode. Terence Fisher sera, jusqu’en 1962, date de l’échec commercial de son Phantom of the Opera/Le Fantôme de l’opéra, le cinéaste attitré de la Hammer, quasi exclusivement chargé de passer en revue toute la panoplie du gothique cinématographique. Avec celui-ci, c’est tout un XIXe siècle romantique, magique, occultiste, feuilletonesque qui ressuscite, un siècle à la fois remis en scène dans chaque fiction et confronté à ce qui s’y est produit comme antidote à la rationalisation industrielle. Les romans de Mary Shelley et de Bram Stocker, d’Arthur Conan Doyle et de Robert Louis Stevenson mais aussi les feuilletonistes du début du XXe siècle, Gaston Leroux ou Dennis Weathley par exemple, sont sollicités. Le studio britannique fait feu de tous bois pour exploiter un filon qui se révèle profitable. Mais si Fisher est, au moins un temps, un cinéaste à succès, il est aussi un cinéaste personnel dont la cohérence de l’univers sera d’autant plus flagrante que l’on pourra comparer celui-ci avec celui des films signés de ses confrères (John Gilling, Freddie Francis, Roy Ward Baker), lorsqu’ils servirent eux aussi le genre.
A partir de 1957, il paraît aisé de découper le parcours de Terence Fisher : d’abord une première période, exclusivement pour la Hammer qui s’achève avec Phantom of the Opera en 1962, ensuite un moment plus erratique et plus incertain où, à coté des films gothiques, on trouve deux films de science-fiction fauchés, d’une austère beauté, tournés pour une petite société de production, Island of Terror/L’Île de la terreur en 1966 et The Night of the Big Heat/La Nuit de la grande chaleur en 1967, enfin un retour définitif dans le giron de la Hammer pour une poignée de titres parmi les plus achevés, signant la maturité accomplie d’une œuvre qui s’achève avec Frankenstein and the Monster from Hell/Frankenstein et le monstre de l’enfer en 1972. Mais il est fort possible de découper aussi la filmographie de Fisher en fonction de la violence et de la nature des sentiments qui s’y expriment. Comment ainsi ne pas voir, entre Curse of The Werewolf/La Nuit du loup-garou en 1961 et Frankenstein Created Woman/Frankenstein créa la femme en 1966, cette présence entêtante et troublante du mélodrame, ce retour tâtonnant d’un lyrisme souterrain et étouffé, car le cinéma de Fisher ne craint rien plus que l’effusion baroque. Être captif d’un corps qui n’est pas le sien, être prisonnier d’une malédiction qui rejette de la société des hommes, l’amour impossible, entravé, inaccessible, condamné, tout cela est au cœur des films de Fisher, où le suicide apparaît comme l’unique issue possible pour ceux qui savent qu’ils ne retrouveront jamais leur identité perdue.
Le recours systématique aux mêmes décors, la présence récurrente des comédiens de premier ou de second plan, contribuent de film en film à une représentation de la société d’une cohésion assez exceptionnelle. Dans le cinéma de Terence Fisher, la pulsion, essentiellement sexuelle, menace un ordre social fondamentalement matérialiste, coercitif et bourgeois. Il a été souvent évoqué la nature particulière du vampire, qui n’est plus cette créature mélancolique regrettant son humanité perdue, comme Bela Lugosi dans le Dracula de Tod Browning. Christopher Lee dans Horror of Dracula ou Dracula, Prince of Darkness/Dracula, prince des ténèbres en 1966, ou David Peel dans The Brides of Dracula/Les Maîtresses de Dracula en 1960, sont de pures forces bestiales, changeant de proie lorsque l’occasion se présente. Le vampire, tout comme la figure du baron Frankenstein, représente l’intrusion en plein XIXe siècle d’une figure venue du XVIIe, celle du libertin dont l’athéisme se conjugue avec la recherche d’une satisfaction déraisonnée des désirs. Comment comprendre autrement l’appétit sexuel du Baron, qui se traduit même par un viol dans Frankenstein Must Be Destroyed/Le Retour de Frankenstein en 1969. C’est moins la volonté de surpasser Dieu, que d’en nier l’existence par l’assouvissement impuni d’un appétit bestial ou par une quête scientifique dénuée de finalité véritable, sinon, peut-être, mais ce n’est pas rien, celle de vaincre la mort (cf. la série des Frankenstein). Le monstre est moins immoral qu’amoral, se situant lui-même au-dessus des lois de la société. La figure du libertin est donc persistante dans le cinéma de Fisher ; outre le vampire ou le baron Frankenstein, on peut citer Sir Hugo Baskerville dans The Hound of The Baskerville/Le Chien des Baskerville, Lord Ambrose dans Phantom of the Opera, Edward Hyde et Paul Allen de Two Faces of Docteur Jekyll/Les Deux Visages du Docteur Jekyll en 1959, le marquis de Curse of the Werewolf. Pourquoi, dès lors, au milieu de tout cela, l’homme des Lumières perd-il la plupart des combats qu’il engage (le père adoptif de Léon/Oliver Reed dans Curse of the Werewolf), lorsqu’il n’en vient pas à nier sa propre nature pour n’être que l’instrument répressif d’une société ne recherchant qu’un retour à l’ordre qui doit finalement peu à la Raison ? Le Sherlock Holmes incarné par Peter Cushing dans Hound of the Baskerville est sans doute la figure la plus représentative de cette tension qui court tout au long du cinéma de Fisher. Pure incarnation de la rationalité (il est là pour démontrer que tout ce qui advient relève d’une cause rationnelle), il n’en affirme pas moins, parfois sentencieusement, une essence quasi métaphysique du Mal, posture légèrement inverse de celle du Van Helsing des films de vampires (également personnifié par Peter Cushing), métaphysicien dont les méthodes empruntent parfois à celle de la raison.
Figures de la séduction, défis au prosaïsme de la société bourgeoise, les monstres séduisent facilement les femmes, premières victimes de ceux-ci. Comment ne pas voir en effet que le bovarysme de la jeune institutrice de Brides of Dracula, si immédiatement prompte à libérer le vampire enchaîné par sa mère parce qu’il est l’image séduisante d’un prince charmant, est aussi un sentiment historiquement enraciné que Fisher constate et dont il tire profit ? Au début de Two Faces of Docteur Jekyll, le savant regarde des enfants qui jouent dans son jardin. L’agressivité qui se manifeste dans les jeux enfantins lui fait constater ce qu’il désigne comme une stupidité naturelle de l’humanité. Imprégné vraisemblablement par la philosophie d’un Thomas Hobbes, Fisher décrit une société vouée à contenir l’irrépressible débordement du désir individuel. Le Mal ne disparaît qu’au profit d’un monde désespérant fonctionnant sur la servitude et l’obéissance, une société parfois brièvement impuissante à enrayer un chaos destructeur qui se manifeste inéluctablement, expression d’un lumpenprolétariat mal contenu dans ses marges (cf. les brutaux démembrements de la fin de Revenge of Frankenstein ou de Frankenstein and the Monster from Hell). Un monde dé-divinisé par le matérialisme et la guerre des classes sociales. La mise en scène chez Fisher fonctionne sur la négation des débordements surnaturels qu’elle est censée illustrer. La rigueur du découpage, le refus de la fioriture jouent un rôle de contrepoint qui interroge perpétuellement les perceptions du spectateur en déséquilibre. La séduction et l’anti-séduction cohabitent ici étrangement.
Marqué par le calvinisme, le cinéma de Terence Fisher est un cinéma qui rejette les tentations de l’image et craint les figures qu’il ressuscite. Dans T*he Devil Rides Out*/Les Vierges de Satan en 1969, les héros, prisonniers au centre du pentagramme, au cœur même de ce qui ressemble à un « dispositif spectatoriel », sont cernés par les images (une araignée géante, un cavalier personnifiant l’Ange de la mort) envoyées par les adeptes de Satan. C’est là résumé le superbe paradoxe du cinéma de Fisher, sa singularité irréductible : un art fantastique qui placerait l’imaginaire du côté du Mal absolu.
Jean-François Rauger