Le Peintre de la vie moderne
Camaraderie, travail, émulation, génie des rencontres et créativité effrénée. La vie de Stanley Donen, l'histoire d'un jeune homme ambitieux qui gravit les échelons à la seule force de son talent, pourrait se raconter en agrégeant plusieurs séquences de ses films. Adolescent, il monte à New York pour devenir professeur de danse, puis chorus dancer et chorégraphe à Broadway pour le producteur de théâtre Georges Abbott ; il a à peine 17 ans. Désireux d'entrer dans le show business, il s'installe à Hollywood, rencontre son complice Gene Kelly et devient l'assistant de tous les grands noms de la comédie musicale : Vincente Minnelli, George Sidney, Charles Walters, Busby Berkeley. Il chorégraphie et met en scène plusieurs numéros musicaux, et quelques morceaux de bravoure restés dans les annales : Gene Kelly dansant avec son double dans La Reine de Broadway de Charles Vidor, ou en compagnie de Jerry la souris, dans Escale à Hollywood.
Les lumières de la ville
En 1949, pour le compte de la MGM qui, sous le règne du génial Arthur Freed vit son âge d'or de la comédie musicale, Kelly et Donen réalisent leur premier film, Un jour à New York, où trois marins de la Navy profitent d'une permission de 24 heures pour explorer les splendeurs de la ville. Il y a déjà, inscrite dans cette œuvre frénétique, toute l'éthique du cinéma de Donen : la rencontre amoureuse, aussi brève qu'intense, l'amitié, l'urgence de vivre et d'éprouver, la libido comme principe moteur de la fiction.
Les corps sont drogués à la joie, électrisés par la découverte d'une grande métropole, ce grand thème donénien : Paris (Drôle de frimousse), San Francisco (Embrasse-la pour moi), Londres (Indiscret), Hollywood (Chantons sous la pluie), Rio (La Faute à Rio) et surtout New York (Un jour à New York, Ruse d'amour, Beau fixe sur New York, Donnez-lui une chance). La rencontre amoureuse est indissociable de l'exploration d'une ville, l'être aimé est pareil à une mystérieuse capitale qu'on ne finit jamais de sonder.
En étant le premier à sortir la comédie musicale des studios, Donen veut être le grand peintre de la vie moderne, dessinant à même l'écran des poèmes baudelairiens qui célèbrent la réalité la plus profane : les jolies passantes qui vous offrent un regard, les soldats en permission, les néons de la ville, les monuments et les musées, les bars et les dancings, la mode, le sport, la vitesse et le bruit. La ville, c'est aussi cette zone érogène qui palpite et révèle son énergie primitive sous les pas des musical comedians. Le cinéma, le seul art en mesure de faire l'inventaire de tout ce que le monde a à offrir. Tout devient prétexte à se réjouir (une flaque d'eau, le couvercle d'une poubelle) et donc à danser : ses comédies musicales sont d'abord et avant tout des déclarations d'amour cinétiques aux puissances du présent.
Donen ne pouvait en venir qu'à célébrer son lieu de travail : Hollywood. Chantons sous la pluie, qu'il cosigne avec Kelly, est l'écrin d'une inventivité poussée jusqu'à la folie : il explose littéralement sous le nombre sidérant d'idées formelles, de numéros musicaux inoubliables, de gags visuels et de talents (paroliers, costumiers, décorateurs, danseurs). Impossible de sortir du visionnage de Chantons sous la pluie sans trouver le monde un peu plus beau qu'on ne l'avait laissé. D'ailleurs, dans Crimes et délits, le personnage de Woody Allen préconise de le regarder « une fois par mois, pour garder le moral ».
Ici, Donen dresse l'éloge de l'artiste hollywoodien, qui sait surmonter les crises, travailler en équipe, s'adapter à toutes les situations, ravir les foules, divertir et émouvoir. Il ne s'embarrasse plus de la distinction entre art noble et populaire, se plaît là où il est, au service de « l'ici et maintenant ». Véritable sportif de haut niveau, l'acteur donénien doit savoir tout faire : chanter, danser et jouer. Autant de talents qui lui servent à explorer les contours de sa joie ; il a beaucoup d'amis, une femme de rêve dans la tête et une libido de vie qui lui fait chanter « Good morning! » à deux heures du matin. Le cinéaste redira son amour des artistes et du show business dans de nombreux films, notamment le beau Deep in My Heart (1954), biopic du compositeur Sigmund Romberg, grand nom de Broadway.
De l'autre côté du mariage
Après avoir planté la comédie musicale au cœur d'une usine de pyjamas (Pique-nique en pyjama) et d'un terrain de baseball (Damn Yankees), le cinéma de Donen s'arrête de chanter et de danser en 1958, lorsqu'il sort du système des studios pour devenir producteur indépendant, jusqu'à la fin de sa carrière. Fini, les œuvres performatives qui célébraient toujours, même en sous-main, un système qui prenait le meilleur des hommes. C'est à cette époque que ses personnages commencent à former des couples installés. Jusqu'ici, la bague au doigt était crainte (Ruse d'amour), signifiait la fin de cette distance avec l'autre qui est désir, danse, rêverie, projet fou. Il tenait précautionneusement le mariage loin de ses personnages : condition sine qua non pour que la vie circule, pour qu'on se surpasse pour les beaux yeux d'une femme, d'un public ou d'un ami. Cary Grant le sait mieux que personne, lui qui, dans Indiscret, fait croire à Ingrid Bergman qu'il est marié, pour mieux entretenir son désir.
Les vitamines du musical ayant déserté ses films, Donen observe le corps d'acteurs mûrs (six titres avec un Cary Grant quinquagénaire), ralentis, pris dans la torpeur de la quotidienneté, du conformisme et de mariages polis. Ses personnages deviennent soudainement songeurs, intériorisés et bavards, observent leur vie pour mieux se demander « Que sommes-nous devenus ? Pourquoi ne dansons-nous plus ? » – les questions qui hantaient déjà Beau fixe sur New York. L'explosivité de l'époque MGM paraît bien loin, et le cinéaste pleure cette vigueur perdue à travers le motif du mariage. Dans Voyage à deux, il mouline dans un somptueux montage toutes les époques d'un couple : les premiers feux de la rencontre observent cruellement le désamour arctique. Dans L'Escalier, Rex Harrison et Richard Burton forment un vieux couple gay, enfilent sagement chaque soir leurs pyjamas, et n'ont même plus l'énergie de se toucher.
Chérie, recommençons
Les films deviennent l'histoire de corps qui tentent de se remettre en marche, de comédies de remariage, où l'on tente de réinvoquer la magie des débuts. Ou de convoquer le diable, qui vient au secours d'un fan de baseball prostré devant sa télé, le fait rajeunir pour qu'il réalise son rêve de devenir un grand sportif (Damn Yankees)... Puis revient dans Fantasmes, où Dudley Moore, cuistot dans un diner, se transporte dans des situations romanesques où il parvient à séduire sa collègue de travail : un film entier pour réussir à parler à une femme – un record.
Cette angoisse du corps vieillissant semble relever d'une observation intime : la deuxième partie de carrière prend en charge les réflexions d'un cinéaste qui fut d'abord danseur et chorégraphe, pudiquement hanté par le fantôme de sa relation idyllique avec Gene Kelly. Ses castings mélangent les générations pour mieux observer la sénescence du corps classique : Cary Grant face à Jayne Mansfield, Audrey Hepburn jouant avec Grant et Astaire, Farrah Fawcett et Kirk Douglas dans Saturn 3, seule incursion de Donen dans la science-fiction. Dans La Faute à Rio, son ultime film pour le cinéma, Michael Caine se surprend à entamer une liaison avec la fille de son meilleur ami, de vingt ans sa cadette. Les jeunes filles montrent aux hommes d'âge mûr la voie pour se rebrancher au monde.
Comédie musicale ou pas, jusqu'au bout, Donen aura raconté cela : la grande aventure du corps, le sien, celui de ses acteurs, l'histoire de tous ses états, vitesse et ralentissement, mariage et divorce. Ce qu'il peut faire, ou pense ne plus pouvoir faire, ce qu'il peut réapprendre à faire pour croire encore au monde, réinvestir la joie dont le cinéaste fut le plus grand poète : se lever de son canapé, visiter une ville, faire un film, parler à une femme, reparler à sa femme ou, si tout cela paraît insurmontable, prendre simplement l'habitude d'oublier son parapluie.
Murielle Joudet
Dans les salles
Films, rencontres, conférences, spectacles
Du 29 juin au 31 juillet 2022
Les films
- Ailleurs, l'herbe est plus verte Stanley Donen / Grande-Bretagne-États-Unis / 1960 Je 21 juil 20h30 Me 27 juil 20h30
- Arabesque Stanley Donen / Grande-Bretagne / 1965 Di 17 juil 19h30 Di 24 juil 19h30
- Au fond de mon cœur Stanley Donen / États-Unis / 1954 Sa 2 juil 19h30 Ve 22 juil 20h00
- Aventuriers du Lucky Lady (Les) Stanley Donen / États-Unis / 1975 Je 21 juil 17h15
- Beau fixe sur New York Gene Kelly, Stanley Donen / États-Unis / 1954 Me 29 juin 20h00 Sa 23 juil 19h00
- C'est la faute à Rio Stanley Donen / États-Unis / 1983 Me 20 juil 17h00 Di 31 juil 17h30
- Cette satanée Lola George Abbott, Stanley Donen / États-Unis / 1958 Me 6 juil 19h30 Lu 25 juil 17h30
- Chantons sous la pluie Gene Kelly, Stanley Donen / États-Unis / 1951 8 Ve 1 juil 20h00 Di 10 juil 14h30 Ve 29 juil 20h30
- Charade Stanley Donen / États-Unis / 1962 10 Me 6 juil 15h00 Ve 15 juil 20h00 Sa 30 juil 20h00
- Chérie, recommençons Stanley Donen / États-Unis / 1959 Sa 16 juil 17h00 Ve 29 juil 18h00
- Donnez-lui une chance Stanley Donen / États-Unis / 1953 Ve 15 juil 18h00 Ve 22 juil 18h00
- Drôle de frimousse Stanley Donen / États-Unis / 1956 10 Di 3 juil 14h30 Sa 16 juil 19h00
- Embrasse-la pour moi Stanley Donen / États-Unis / 1957 Di 3 juil 20h00 Sa 23 juil 21h15
- Escalier (L') Stanley Donen / Grande-Bretagne / 1968 Je 7 juil 20h00 Di 10 juil 19h45
- Fantasmes Stanley Donen / Grande-Bretagne / 1967 Je 28 juil 20h00
- Folie Folie Stanley Donen / États-Unis / 1978 Je 14 juil 17h30 Di 31 juil 19h45
- Indiscret Stanley Donen / Grande-Bretagne-États-Unis / 1957 Di 10 juil 17h30 Me 27 juil 18h00
- Mariage royal Stanley Donen / États-Unis / 1950 10 Ve 1 juil 18h00 Me 20 juil 15h00
- Pique-nique en pyjama George Abbott, Stanley Donen / États-Unis / 1957 10 Je 30 juin 21h15 Di 17 juil 14h30
- Saturn 3 Stanley Donen / Grande-Bretagne / 1979 Lu 25 juil 20h00 Je 28 juil 17h30
- Sept femmes de Barberousse (Les) Stanley Donen / États-Unis / 1953 8 Sa 2 juil 17h00 Me 13 juil 15h00
- Un cadeau pour le patron Stanley Donen / Grande-Bretagne / 1959 Je 14 juil 20h00 Sa 30 juil 17h30
- Un jour à New York Gene Kelly, Stanley Donen / États-Unis / 1949 10 Di 3 juil 17h30 Di 24 juil 14h30
- Voyage à deux Stanley Donen / États-Unis / 1966 Di 17 juil 17h00 Di 24 juil 17h00
Rencontres et conférences

- Beau fixe sur New York Gene Kelly, Stanley Donen

- Stanley Donen, le metteur en scène chef d'orchestre Conférence de N.T. Binh
- Pique-nique en pyjama George Abbott, Stanley Donen 10
- Mariage royal Stanley Donen 10

- Chantons sous la pluie Gene Kelly, Stanley Donen 8

- Charade Stanley Donen 10
- Cette satanée Lola George Abbott, Stanley Donen

- L'Escalier Stanley Donen

- Les Sept femmes de Barberousse Stanley Donen 8
- Les Aventuriers du Lucky Lady Stanley Donen

- Ailleurs, l'herbe est plus verte Stanley Donen

- Donnez-lui une chance Stanley Donen
- Au fond de mon cœur Stanley Donen
- Cette satanée Lola George Abbott, Stanley Donen

- Saturn 3 Stanley Donen

- Indiscret Stanley Donen
- Ailleurs, l'herbe est plus verte Stanley Donen
Autour de l'événement

Un été avec Gene Kelly sur France Musique
Par Patricia Kelly, avec la complicité de Laurent Valière
Le dimanche de 11h à 12h, du 10 juillet au 28 août
Le temps d'un été, Patricia Kelly quitte sa Californie de cœur pour Paris pour faire revivre la légende Gene Kelly sur France Musique.
Gardienne de l'héritage de son mari – ils ont été mariés de 1990 à 1996, date de la mort de Gene – elle dévoile au public français des enregistrements exclusifs. Gene Kelly y raconte son amour pour Paris et pour la danse ainsi que les étapes qui ont jalonné sa carrière. En toute intimité, Patricia Kelly donne à entendre les différentes facettes de l'homme qui a révolutionné la comédie musicale, notamment dans Un Américain à Paris, Un Jour à New York ou encore Chantons sous la pluie dont on célèbre les 70 ans cette année.
Partenaires et remerciements
Remerciements : Warner Bros. Entertainment France (Clara Pineau), Park Circus (Marthe Rolland), Library of Congress (Lynanne Schweighofer), The Walt Disney Company, Frand (Adèle Schroeder), British Film Institute (Corinna Reicher), Classic Films (Edu Ferrer), Cinémathèque Suisse (André Schäublin), Svenska Filminstitutet (Kajsa Hedström).
En partenariat avec
