Sidney Lumet
Du 23 août au 12 septembre 2007
Sidney Lumet, le pouvoir et la loi
Il arrive, dans certains films de Sidney Lumet, sous l'effet d'une tension trop forte, d'une émotion irrépressible, d'une contradiction insoluble, que des hommes pleurent. Ou qu'ils transpirent. Ou qu'ils saignent. Larmes, sueurs, sang qui veulent dire beaucoup (derniers signes d'humanité dans un monde devenu inhumain, visibles efforts pour s'arracher à l'étau d'une condition sociale), autant d'expressions douloureuses qui manifestent surtout l'impasse, l'impossibilité de réconcilier deux dimensions théoriquement compatibles selon les canons d'une idéologie rationnelle et démocratique : le pouvoir et la justice, la morale et la Loi. Et lorsqu'il sait se dégager des contraintes de la commande (comme d'autres, Sidney Lumet semble avoir adopté le principe de ne jamais refuser un film), l'auteur de 12 Angry Men / Douze Hommes en colère en revient toujours à son obsession, creuse le même sillon tout le long d'une filmographie qui avoisine la quarantaine de titres, travaille au corps cette contradiction de l'homme social, énergique, volontaire, ne regardant jamais à la dépense (physique) et finalement toujours vaincu ou défait par une force qui le domine et l'emporte. Ainsi, la rétrospective de la Cinémathèque française n'est-elle pas une intégrale de l'œuvre de Sidney Lumet. Elle se réduit volontairement aux œuvres qui représentent aujourd'hui la plus juste expression d'une interrogation essentielle : celle d'un artiste américain qui a pensé et pointé les trompe-l'œil, les simulacres d'une fausse démocratie toute puissante.
Sidney Lumet est né en 1924 à Philadelphie, mais tout jeune il vit à New York et s'en éprend, éprouve le « goût de la rue » – au point d'y tourner la majeure partie de ses films et de refuser catégoriquement de devenir un « hollywoodien ». Trop jeune pour être considéré comme un cinéaste de l'âge classique, trop âgé pour faire partie de la génération qui va transformer le cinéma américain dans les années soixante-dix, Lumet a été de ceux qui ont introduit de la modernité – et parfois des tics modernistes – dans la convention (les années soixante) et qui, ensuite, ont maintenu tant formellement qu'idéologiquement une certaine tradition, prenant acte et tirant profit des bouleversements irrémédiables de l'art cinématographique (les années soixante-dix et suivantes).
Suivant les traces de son père, acteur au Yiddish Art Theatre de New York, Lumet fait ses débuts sur les planches dès l'âge de quatre ans. Jusqu'à la guerre, il ne cesse de participer à des émissions de radio, de jouer dans des pièces à Broadway (Dead End de Sidney Kingsley, The Eternal Road mis en scène par Max Reinhardt, Sunup to Sundown dirigé par Joseph Losey), et même dans des pièces filmées. En 1947, il crée et mène une école d'art dramatique en opposition à l'Actors Studio, fondé la même année. Il devient en 1950 assistant réalisateur pour la chaîne CBS, et très vite réalisateur prolifique en un temps désormais considéré comme un âge d'or de la télévision, période d'expérimentation et d'apprentissage du direct. En 1955, le grand succès du film de Daniel Mann Marty, modeste production inspirée des standards du petit écran et soucieuse de plus de réalisme, lance la carrière cinématographique de réalisateurs de télévision comme Martin Ritt, John Frankenheimer, Robert Mulligan ou Sidney Lumet.
Avec 12 Angry Men (1957), d'après un scénario de Reginald Rose, Lumet signe son premier film pour le cinéma. D'une certaine façon, c'est une œuvre-matrice, une manière de programmer d'emblée son sujet de prédilection qu'il jouera ensuite à déployer, à contrarier, voire à déprogrammer au fur et à mesure de l'avancée de son pessimisme politique ou de sa lucidité critique : un homme ordinaire, seul, se dresse contre onze autres, jurés d'un procès d'assise, tous persuadés de la culpabilité de l'accusé. En injectant une dose de doute rationnel, plus le coup de théâtre d'une révélation psychanalytique, il inverse une unanimité trompeuse. À l'intérieur d'un formalisme judiciaire rassurant, l'action individuelle enfonce un coin et fait triompher la vérité, dévoilant la raison d'être du cérémonial de toute institution. En 1957, l'acteur Henri Fonda fait encore triompher, à la force du poignet, l'Amérique de Capra. Mais dès 1964, dans le scénario catastrophe de Fail Safe / Point limite (une guerre atomique déclenchée par erreur), le même Fonda – celui qui a su incarner Lincoln en d'autres temps – dénonce cette sorte d'anachronisme : président des États-Unis pris au piège de la puissance et du protocole militaires, il est cette fois, comme tout un chacun, démuni, impuissant, dominé, déterminé au lieu d'être déterminant.
Ce renversement de perspective accompli, Lumet ne va plus cesser de confronter ses personnages, des idéalistes toujours, à la complexité d'une organisation sociale, urbaine aussi opaque et désarmante que le réel – Network / Main basse sur la télévision (1976), ou le monde dément de la télévision, constituant sans doute le paradigme et l'apothéose de cette nouvelle réalité. Car c'est un fait qui frappe très vite dans ses meilleurs films : l'écheveau des récits y est d'une rare complexité. Le policier « en mission » de Prince of the City / Le Prince de New York (1981) multiplie les rencontres avec des mafieux, des avocats douteux et des policiers corrompus sans que le spectateur, un temps, puisse se raccrocher à un fil conducteur ; les mécanismes et les ramifications de la corruption subie, puis dénoncée par le policier new-yorkais Frank Serpico (Serpico, 1972) demeurent difficilement compréhensibles ; de même, les relations entre les individus dans Q&A / Contre-enquête (1990) ou l'intrication en partie indéchiffrable des différents services de surveillance dans The Anderson Tapes / Le Gang Anderson (1970). Cette complexité de la réalité fait du monde une zone plus « grise » que « noire et blanche », comme le dit le héros de Night Falls on Manhattan / Dans l'ombre de Manhattan (1995). Et si tout paraît à ce point compliqué, c'est qu'a contrario, la quête des personnages se veut la conservation d'une antique pureté au nom de la morale, mais des protagonistes devenant eux-mêmes au fil du temps et des films troubles et suspects à force d'intégrité, sorte de « fanatiques » de la morale, d'une honnêteté presque coupable. À l'exigence éthique s'oppose l'appartenance ethnique, la solidarité tribale et clanique, la tentation raciste (Timothy Hutton dans Q&A), une espèce de loi du sang qui empoisonne les relations et brouille le jugement, un déterminisme généalogique qui commence avec la responsabilité de pères longtemps admirés et soudain défaillants (Q&A, Night Falls on Manhattan).
Au comble de cette tension, les faits imposent au personnage un comportement strictement contraire à celui qu'il escomptait en se lançant dans l'action, mû par des motivations qu'il refuse de reconnaître (Prince of the City). D'où cette souffrance christique et ces stigmates du masochisme (la joue de Serpico trouée par une balle, la pile de l'émetteur fondue à même la peau du « prince de New York »). Épuisé par sa propre énergie dépensée en huis-clos et en pure perte, maintenu in fine à sa place et dans sa classe, renvoyé à ses contradictions comme une balle de jokari, le personnage alors s'effondre, craque ou se rend, marqué à jamais (The Anderson Tapes, Serpico, Dog Day Afternoon / Un après-midi de chien en 1975, Prince of the City).
Mais si rien ne fonctionne plus comme il était pourtant prévu dans les textes fondateurs, s'il faut accommoder sa morale à l'ordre majoritaire, si l'apparat judiciaire n'est plus que le masque de la vérité, c'est que la société impose elle-même les rituels imparables d'un univers de surveillance. Être « enfermé dehors », c'est ce que vont éprouver les anciens taulards de The Anderson Tapes. Le monde actuel est une prison à ciel ouvert, avec ses procédures de contrôle : puissances de l'idéologie, écoutes téléphoniques, télé-surveillance (Dog Day Afternoon, Network, Power / Les Coulisses du pouvoir en 1986). Et l'enfermement, on le sait, impose sa propre mise en scène. Mise en scène contre mise en scène : d'un côté, celle des amateurs, bricoleurs sympathiques (Sean Connery dans The Anderson Tapes, Al Pacino dans Dog Day Afternoon). De l'autre, les professionnels, visibles ou invisibles (la mafia, l'État, Hollywood), détenteurs du vrai pouvoir, celui d'une mise en scène avec des moyens, spectaculaire. Et le pouvoir n'est rien d'autre que le pouvoir de sa mise en scène. De son côté et depuis cinquante ans, Sidney Lumet fait du cinéma pour reprendre la main idéalement, pour ne pas abandonner à l'Autre toute la mise en scène.
Bernard Benoliel et Jean-François Rauger