Robert Siodmak
Du 14 avril au 13 juin 2010
Les cages de la passion
La trajectoire tourmentée de Robert Siodmak (1900–1973) se divise en quatre périodes : allemande (1929–1933), française (1933–1939), hollywoodienne (1941–1952) et enfin « internationale » (1954–1969). Ballotté par l’Histoire et les vicissitudes liées à la production de ses films, il n’en laisse pas moins une œuvre cohérente, sombrement obsessionnelle et traversée d’inoubliables fulgurances.
Les orages de la passion
Ce titre donné à la version allemande de Tumultes/Stürme der Leidenschaft conviendrait peu ou prou à tous les grands films de Siodmak. La passion : ce que l’on subit, de l’extérieur (la pression sociale) ou surtout de l’intérieur (la pulsion). De Neubabelsberg à Joinville, et de Hollywood à Spandau, par-delà les commandes et projets imposés, se construit un univers claustrophobique où, tôt ou tard, l’orage toujours éclate. Inlassable peintre d’idées fixes, Siodmak est un cinéaste de l’obsession.
Cette obsession, c’est bien sûr celle des personnages : la figure récurrente du tueur en série (Pièges, Deux mains, la nuit, Les SS frappent la nuit) ou du criminel psychopathe (Les Mains qui tuent, Vacances de Noël, La Double énigme), et plus largement tous les personnages rongés de désir pour un objet fuyant – la femme fatale (Tumultes, Les Tueurs, Pour toi j’ai tué, La Femme à l’écharpe pailletée), mais aussi l’enfant perdu (Les Rats). Jusqu’à s’inventer une hantise (la jalousie rétrospective de l’amoureux dans Adieux), et au risque de buter sur l’image fantasmatique : dans Mollenard, Happy Jones, croyant tirer sur le héros (sa némesis), ne fracasse qu’un miroir ; dans La Double énigme, Terry n’aspire qu’à prendre la place de sa jumelle, au point non seulement de commettre des meurtres mais de s’abolir elle-même. Cette logique monomaniaque, loin d’être circonscrite aux coupables ou aux victimes, s’étend d’ailleurs aux personnages « positifs » : ainsi l’héroïne des Mains qui tuent, dévorée d’amour pour son patron qu’elle cherche à innocenter, se met-elle à hanter un témoin réticent, à le suivre de manière prédatrice. Et la victime potentielle de Deux mains, la nuit, rendue aphasique par un drame familial, est prisonnière de son trauma comme le tueur de sa pulsion.
Du reste, quand les personnages ne se piègent pas eux-mêmes, le monde s’en charge : erreur judiciaire (Pièges, Les Mains qui tuent), mensonge, manipulation et corruption généralisés (Les Tueurs, Les Rats, L’Affaire Nina B.), préjugés sociaux (Brûlant secret, Mollenard), répression totalitaire (Les SS…). Coupable ou innocent, souvent les deux à la fois, le personnage ne s’en sort pas.
Une esthétique de l’étouffement
Ce motif de l’enfermement innerve souvent le récit même, par l’usage récurrent du flash-back (jusque dans L’Affaire Nina B., dernier film que le cinéaste ait marqué de sa personnalité) : Les Tueurs reconstitue la spirale criminelle et suicidaire d’un antihéros en proie à la dépendance amoureuse, Pour toi j’ai tué condamne son protagoniste à rejouer sans fin une passion fatale. Tous deux sont voués au ressassement impuissant, et à un repli autarcique et paralysant dans un cadre toujours plus étroit. Même invisible, le passé habite le présent, comme dans les reconstitutions de meurtres du Suspect et des SS… : dans ce dernier film, la caméra, toujours plus instable, adopte peu à peu le point de vue du tueur et enfin de la victime, et exhume d’un espace bucolique et diurne la scène d’un cauchemar faussement révolu.
Car la claustration mentale est inséparable de sa figuration visuelle ; film après film, Siodmak perfectionne une esthétique de l’étouffement : surcadrage, éclairage violemment contrasté, présence écrasante des murs et des objets. Le huis clos, inauguré par la pension surpeuplée et cacophonique d’Adieux, illustré par le sanatorium de Brûlant secret ou la maison de Deux mains, la nuit, a beau s’élargir parfois aux dimensions d’une ville, généralement, comme dans Le Suspect, on ne part pas (sinon vers le pire). D’ailleurs, l’échappée même (A*dieux*, Mollenard) n’est jamais qu’une quête fiévreuse, une obsession de plus ; au mieux (Tumultes et son refus du pathos tragique) peut-on choisir carrément la prison plutôt qu’un faux dehors.
Naturalisme et expressionnisme réconciliés
Cette homologie entre espace mental et espace social résout d’ailleurs les apparentes tensions esthétiques à l’œuvre chez Siodmak : elle rend conciliables sa veine naturaliste et sa veine expressionniste. Et s’il peut recréer maniaquement le réel en studio avec un goût du détail vériste, sa mise en scène, réciproquement, stylise volontiers les décors naturels : les extérieurs berlinois de l’ouverture des Rats pourraient justement n’être qu’un décor plutôt qu’un dehors. Réalisme et stylisation deviennent interchangeables : l’ouverture des Tueurs envahit d’ombres le cadre rassurant et prosaïque de la province américaine, dont l’ancrage social est sapé par l’artifice des postures (celle des tueurs), dans des tableaux vivants évoquant Edward Hopper. Le film marque déjà la pétrification des codes du film noir, figures récentes mais déjà ressassées, archétypes en voie de devenir stéréotypes. On ne voit guère le jour dans ce film, juste un ciel en toile peinte par une fenêtre de cellule ou dans une scène d’enterrement. Seule la scène de hold-up en plan-séquence relève d’un réalisme « documentaire » mais distancié. Inversement, le braquage de Pour toi j’ai tué devient un cauchemar abstrait dans un espace sans repères, en porte-à-faux avec la topographie concrète du reste du film. Cette réversibilité des valeurs s’étend à la plastique : au début des Tueurs, les ténèbres sont refuge et repli autant qu’ombre menaçante, et c’est la lumière (l’éclair des coups de feu) qui devient mortifère.
Peu d’issues, donc, dans un tel monde : chez Siodmak, les rares happy ends sont généralement de pure convention, miraculeux (Les Mains qui tuent), plaqués (Les Rats), factices (The Strange Affair of Uncle Harry). Soit ils n’appartiennent déjà plus au récit, soit ils sont marqués d’une étrange dissonance : ainsi du travelling arrière « libérateur » de Deux mains, la nuit qui ne fait que rapetisser l’héroïne et, en guise d’ouverture, multiplie à l’envi les cadres dans le cadre ; ainsi encore de Maria Schell, hystérique, dévalant interminablement l’escalier des Rats. Comme si l’échappée ne se concevait que sur le mode de l’éclat, de l’effraction panique. Le criminel des Mains qui tuent, artiste paranoïaque et mégalomane suffoqué par « la Ville », ne laissera comme trace qu’une vitre brisée à travers laquelle il s’est défenestré. Plus généralement, dans le système formel de Siodmak, ces zébrures soudaines sont la seule voie possible pour percer ce monde clos – même si elles ne font qu’en souligner a contrario l’oppression pérenne.
D’où ces fulgurances que l’on retient généralement des films, et qui ont valu parfois à Siodmak l’injuste réputation d’un virtuose à effets gratuits. Même quand certaines séquences paraissent autonomes, comme détachées du corps du film (le générique des SS…), elles n’en revêtent pas moins toujours une valeur connotative, et surtout constituent des appels à fiction ; les ouvertures en particulier happent le spectateur avec une force rare. Et si ce cinéma se prête au florilège, on ne saurait oublier que ces apparents morceaux de bravoure ne prennent sens, musicalement, qu’en contrepoint d’un récit sciemment pesant où elles constituent à la fois un paroxysme et une trouée. Car elles expriment une volonté panique de se dérober au carcan ambiant : ce sont des moments de pure dépense, des tentatives d’arrachement où le personnage déborde enfin, déchire le tissu des ombres, mais aussi où le récit parfois trop codé bifurque vers d’autres fictions possibles (dans Les Mains qui tuent, la filature déjà citée, qui bascule du côté de La Féline).
On pourrait citer à l’envi ces débordements extatiques, du meurtre sous le feu d’artifice de Tumultes au solo de batterie libidineux des Mains qui tuent. Siodmak se disait lui-même satisfait si chacun de ses films comportait cinq minutes offrant « ce que seul le cinéma peut exprimer ». Et par-delà les stridences, il savait à l’inverse pratiquer l’ellipse, ménager des accalmies dans la cacophonie ambiante, évider un décor, dépeupler une ville, inscrire une présence en creux. Ses plus beaux moments de cinéma se jouent parfois pianissimo, tels ces plans fixes ou panoramiques sur un espace vide où c’est au-delà du cadre et dans la bande-son que se joue l’essentiel : une naissance (Les Rats), une étreinte (Adieux). Des natures mortes pour signifier la vie. Et le hors-champ comme seule ligne de fuite.
Au commencement, il y avait eu Les Hommes, le dimanche, météore à la paternité plurielle et incertaine, authentique élan vers l’ailleurs (du quotidien, du cinéma), moment de grâce éphémère mais solaire. Toute l’œuvre ultérieure de Siodmak en est comme le négatif. Et pourtant tout en elle aspire, peut-être, à retrouver cette parenthèse perdue.
Serge Chauvin