Robert Guédiguian
Du 6 au 24 février 2013
Robert Guédiguian, cinéaste de quartier
Ce jour-là, le 28 juillet 1980, règne une animation inhabituelle devant le café du Centre à l’Estaque, un quartier du nord de Marseille. Robert Guédiguian, 26 ans, commence le tournage de son premier film, Dernier été. Hormis Ariane Ascaride, actrice professionnelle, avec qui il s’est marié quelques années plus tôt, il a réuni devant sa caméra des comédiens amateurs. Tous sont du quartier où lui-même est né et a grandi, la plupart sont des amis. L’un d’eux, Gérard Meylan, rencontré à l’école primaire, tient le rôle principal. Le noyau de la troupe est constitué, l’Estaque forme le cadre du récit : le cinéma de Robert Guédiguian est déjà sur ses bases. On connaît la suite.
Mais, justement, la connaît-on vraiment ? Outre le fait que ses films les plus anciens ont été peu exposés (Ki lo sa ? ne bénéficiant même d’aucune sortie salles), les suivants ont-ils toujours été « bien vus » ? Autrement dit : l’auteur de Marius et Jeannette ne serait-il pas l’objet de représentations convenues, voire déformantes ? Robert Guédiguian cinéaste « populaire », « politique » ou « engagé », ces appellations, pour reprendre les plus fréquentes, même si elles ont leur part de vérité, sont aussi des clichés. Rassurant les a priori et les certitudes endurcies, elles circonscrivent un espace supposé connu que le cinéma de Guédiguian outrepasse amplement.
Avec ses 17 films réalisés à ce jour, cette œuvre n’a en effet rien d’univoque ni d’uniforme. Que ce soit dans ses thématiques, ses partis pris formels, ou les genres dont elle s’inspire, elle prend des directions diverses. Le fait que tous ces films – exceptés Le Voyage en Arménie dans sa majeure partie, Le Promeneur du Champ de Mars et L’Armée du crime – aient été tournés dans un lieu unique, à Marseille, n’entre pas en contradiction avec cette richesse. Bien au contraire. Robert Guédiguian aime à se qualifier de cinéaste de quartier. De l’Estaque, donc. Mais cette désignation n’a rien d’une revendication fermée (cf. Le Voyage en Arménie sur l’identité qui se décline au pluriel). Pas de régionalisme ici, encore moins de pittoresque. Le quartier, c’est là où l’on vit ensemble. On y travaille, on y élève sa famille, on s’y entraide, on y est heureux ou malheureux. Bref, c’est un endroit particulier où se vivent des choses universelles. Du local au global. De l’intime au collectif. L’image emblématique est celle du générique de Marius et Jeannette quand le globe terrestre entre dans le port de l’Estaque.
Ainsi, le cinéma de Robert Guédiguian n’offre pas seulement plusieurs visages. Ses films portent en eux des dimensions différentes qui se complètent, d’apparentes oppositions qui se répondent. Leur composition même, leur logique interne se nourrissent de cette complexité, qui conduit à une cohérence, non à un hétéroclisme. Un exemple : si le cinéaste se fonde sur un socle documentaire solide, c’est-à-dire sur la connaissance intime d’un quartier et de sa population ouvrière, il est gourmand de romanesque, prodigue en fiction, et n’hésite pas, quand il le juge utile, à s’écarter du réalisme. Le cinéma de Guédiguian est sans doute l’un des plus ouverts qui soient, l’un des moins dogmatiques, l’un des plus dialectiques.
Les héros du quotidien
Il s’organise cependant autour d’un axe permanent, incorruptible et singulier : son point de vue. C’est-à-dire le regard que pose le cinéaste sur ses personnages : des ouvriers, des chômeurs, des employés, des femmes célibataires, des laissés-pour-compte, autrement dit, les dominés. Il y a dans le regard que Robert Guédiguian pose sur ces gens du peuple une volonté de révélation. Il cherche en eux ce que peu d’artistes ont désiré mettre au jour. Pas seulement leur dignité. Mais leur grandeur. Leur magnificence. Ces personnages de la rue, ces figures du quotidien n’ont rien d’exceptionnel. Ce sont pourtant des héros aux actes conséquents et aux émotions intenses. Parfois jusqu’au sacrifice de soi pour le bonheur de ceux qu’on aime (À la vie, à la mort !) ou en proie à une double passion mortifère et sans issue (Marie-Jo et ses deux amours). Un cinéaste avait ouvert la voie : Pier Paolo Pasolini. Celui-ci filmait, disait-il, la « sacralité » des sous-prolétaires romains ou napolitains. Le terme convient parfaitement à Robert Guédiguian – sans bondieuseries ni faute originelle, l’amour chrétien ne le rebute pas. Et c’est sous l’influence de l’auteur d’Accattone qu’il réalise Dernier été. Ses débuts s’articulent autour d’une fin : celle d’un quartier tel qu’il vivait depuis des décennies. Désormais la crise est là, le travail s’évanouit, les peurs et l’individualisme progressent.
On a fait le reproche au cinéma de Robert Guédiguian d’être nostalgique. Il serait justifié si celui-ci regardait dans le rétroviseur, mettait en scène un âge d’or, regrettait une époque kitsch et sépia. Les seuls films qui remontent dans le temps n’ont pas de visée passéiste. Rouge Midi, son deuxième opus, qui raconte les trois générations précédant celle du personnage principal de Dernier été, assoit une généalogie, un héritage social et culturel. L’Armée du crime, chronique ensoleillée du groupe résistant de Manouchian, celui de l’Affiche rouge, rappelle en nos temps de racisme galopant que de jeunes juifs, étrangers et communistes, ont défendu au prix de leur vie, sous la botte nazie et en plein Paris, les valeurs de notre République. Le film interroge aussi de manière voilée ce que feraient ces garçons et ces filles s’ils vivaient de nos jours, bien davantage que ce que serait notre attitude si nous avions été à leur place.
Bref, l’œuvre de Robert Guédiguian est résolument contemporaine. Mieux qu’un système politique, plus fort que des principes moraux, Guédiguian a retenu de sa jeunesse la perspective d’une existence collective harmonieuse : une « idée neuve », l’idée communiste. Un idéal de fraternité « où tout le monde sera riche, sans être capitaliste », comme le dit le serment que concluent les quatre personnages, alors enfants, de Dieu vomit les tièdes. C’est à l’aune de cet idéal et de la possibilité ou non de son application dans la situation présente, que se dessine l’humeur des films de Robert Guédiguian.
Dans Ki lo sa ?, Dieu vomit les tièdes, La Ville est tranquille ou Lady Jane, l’espérance s’est muée en brûlantes désillusions, la classe ouvrière s’est morcelée en individus, la violence se propage, la noirceur est de mise. Dans À la place du cœur, Mon père est ingénieur ou dans Les Neiges du Kilimandjaro, les solidarités entre « pauvres gens » (Victor Hugo) sont en danger, mais il est encore temps de les sauvegarder en payant de sa personne, en prenant ses responsabilités même si ce n’est pas sans risque. Vient aussi le temps où l’utopie doit être réinventée, revivifiée. Guédiguian imagine des solutions « près-de-chez-soi » mais enthousiasmantes, parfois illégales toujours légitimes. Ce sont les « contes de l’Estaque » : L’Argent fait le bonheur, Marius et Jeannette et À l’attaque ! Ces films à la fantaisie subversive et à l’humour libre croisent l’idéalisme des grandes comédies hollywoodiennes de Frank Capra (Vous ne l’emporterez pas avec vous, La Vie est belle…) et le formalisme brechtien. Ils donnent du courage. Ce n’est pas rien. Les trois millions de spectateurs de Marius et Jeannette ne s’y sont pas trompés, succès considérable qui, en 1997, a renforcé l’indépendance du cinéaste, également producteur de ses œuvres au sein d’Agat Films, maison qu’il a co-fondée, dont il reste le pivot, et au fonctionnement collégial.
Une histoire d’amitié et de fidélité
Car Guédiguian n’a pas d’activité – de même qu’il invente peu d’histoires – où le groupe, en tant que force agissante, n’existe pas. Les autres l’enrichissent, le stimulent. Plus encore : si le cinéma est un art collectif, il est pour lui une véritable aventure humaine – l’expression, pour une fois, n’est pas galvaudée. Les compagnons des premiers jours sont toujours à ses côtés : Ariane Ascaride, Gérard Meylan et un autre ami de jeunesse, Malek Hamzaoui, devenu son directeur de production. Comme nombre de ses techniciens, la plupart de ses comédiens l’accompagnent depuis ses premiers films. Ainsi, Jean-Pierre Darroussin n’était certainement pas la vedette qu’il est devenue quand il est apparu pour la première fois chez Guédiguian dans Ki lo sa ? Cela n’empêche pas le cinéaste d’intégrer dans sa troupe de nouveaux venus, de suivre le cycle de la vie et d’accueillir de jeunes et brillants acteurs. Ou d’arpenter d’autres territoires pour mettre en scène l’un des plus grands comédiens français vivants, Michel Bouquet (Le Promeneur du Champ de Mars).
Reste cependant une histoire d’amitié et de fidélité, inédite dans le cinéma français – et même au-delà. Elle signifie plus de trente ans d’un voyage en commun à travers les films ; l’évolution des visages et des corps des comédiens (et des aspects de la ville) captée par la caméra comme témoignage émouvant du temps qui passe ; l’épaisseur d’une expérience partagée qui ressemble à s’y méprendre à un puits d’humanité. Le cinéma de Guédiguian ? Il pourrait se résumer en une phrase : nous vieillirons ensemble !
Christophe Kantcheff