Regard sur le cinéma croate
Du 19 au 30 décembre 2012
Voyage à travers le cinéma croate
Le cinéma croate s’est développé dans les coulisses de l’Histoire, se confrontant aux idéologies qui ont muselé le pays (le régime oustachi puis l’ère des Partisans). Les premiers cinéastes, selon le réalisateur Branko Belan, se sont volontairement « castrés », prêtant allégeance à un cinéma de propagande. L’immédiate après-guerre est encore marquée par le « réalisme socialiste », qui visait à exalter les idéaux communistes. La Yougoslavie de Tito tâche de se construire une identité, s’inscrivant dans la chanson de geste communiste, tout en rompant avec Staline.
Les années cinquante : entre tradition et modernité
Le cinéma d’animation fut le premier laboratoire d’idées et de formes : ce que Georges Sadoul nomma « L’École de Zagreb ». Délivrés du joug soviétique, mais livrés pour longtemps au titisme, quelques réalisateurs créent un style au service de thèmes récurrents (ce que l’on appelle des « auteurs »). Vatroslav Mimica est l’un des cinéastes les plus représentatifs de cette école. Forte personnalité, contrebandier subtil détournant les codes, il réalise en 1958 Le Solitaire, qui remporte le Lion d’or à Venise. Le film aborde le grand thème de Zagreb : un homme ordinaire aux prises avec des puissances anonymes (l’humeur kafkaïenne est palpable). Travaillant des formes abstraites et une bande son quasi expérimentale, ces courts métrages, au moins durant leur âge d’or jusqu’à l’orée des années quatre-vingts (Zagreb ayant mal négocié la révolution informatique), vont cartographier le pays « réel ».
Les années cinquante sont par ailleurs celles de longs métrages importants tel La Fille et le chêne, dont la photographie, inspirée de Figueroa, reste impressionnante. Les partis pris de mise en scène de Krešo Golik, malgré une dramaturgie datée, sont assez surprenants. H-8 (Nikola Tanhofer, 1958) est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de l’époque. Sa construction ambitieuse retrace les trajectoires individuelles de personnages qui se retrouveront dans le même autocar roulant vers l’accident. On peut y voir une métaphore politique des inquiétudes de la Yougoslavie fédérale. Entre tradition et modernité, le cinéma croate devient la chambre d’écho des tendances du cinéma mondial. En 1959, dans Train sans horaires, Veljko Bulajić croise les influences du néoréalisme italien et du western classique, chassant sur les terres fordiennes des Raisins de la colère — dans un contexte strictement yougoslave. Branko Bauer est le grand homme de cette période « classique ». Dans Mon fils, ne te retourne pas (1956), soutenu par une mise en scène aussi sobre qu’efficace, il se démarque des clichés en injectant les codes du mélodrame dans le film de guerre, jetant un autre regard sur l’époque oustachi-nazie. La relation poignante qui s’installe entre un père évadé des camps de prisonniers et son fils retiré des griffes de l’Occupant, retrouve les accents tragiques du Voleur de bicyclette. Ce goût maîtrisé du mélodrame traverse Rien que des hommes (1957), que n’aurait pas renié Douglas Sirk.
Une nouvelle vague ?
Dans les années soixante, de nouvelles vagues déferlent sur l’Europe. La Croatie n’y échappe pas, s’inspirant des remous du jeune cinéma français pour nourrir un cinéma d’auteur. Cela correspond à l’ouverture du territoire aux films étrangers, venus de Pologne, de Tchécoslovaquie ou de Hongrie. En 1964, Mimica signe avec Prométhée de l’île de Viševica l’un des titres majeurs de l’époque, témoignant des tourments historiques que traverse la Croatie. Ses films sont marqués par une construction ambitieuse, où le temps se dégonde, comme s’ils transcrivaient la perception d’un homme à la mémoire blessée. S’il pousse très loin son sens du récit accidenté dans l’étonnant Kaja, je vais te tuer ! (1967), il sait revenir à une forme plus classique, dépouillant son style pour capter les basses passions de l’âme humaine (L’Événement, 1969).
Signalons l’importance qu’a pu avoir le directeur de la photographie Tomislav Pinter, artisan du style raffiné des meilleurs films des années soixante. Il photographie par exemple Rondo de Zvonimir Berković (1966), chef-d’œuvre délicat qui recompose les élans et les chutes d’un triangle amoureux, suivant les règles narratives d’un rondo de Mozart. Par sa richesse dramaturgique et son montage au cordeau, Rondo n’est pas sans rappeler le meilleur Resnais. De même, dans Une vie accidentelle (1969), Ante Peterlić lorgne du côté de la Nouvelle Vague pour évoquer les déboires sentimentaux de trentenaires abouliques.
La décennie fut par ailleurs marquée par la « Vague noire », mouvement de cinéastes versant dans la critique sociale, très mal vue par les nouveaux censeurs. Ce courant du cinéma yougoslave fut essentiellement incarné par des réalisateurs d’origine serbe, tels Pavlović, Makavejev… Du côté croate, Krsto Papić leur emboîte le pas avec Les Menottes (1969), revenant sur la période de la rupture de 1948 et la purge des partisans de Staline.
Les patries perdues
La Croatie connaît à partir de 1971 un durcissement politique. Si l’on continue à produire des films populaires (dans un style plus académique que les expérimentations passées), la censure sévit de nouveau. Quelques films surnagent, tel L’Occupation en 26 images (1978) de Lordan Zafranović, qui fait penser à du Visconti sous acide. Provocateur, baroque et parfois gore, le film revient sur les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale à Dubrovnik (son fond idéologique reste sujet à caution). Une tendance du film historique se fait sentir, marquant une obsession de témoigner ou de réécrire l’Histoire, comme dans le plus classique La Patrie perdue de Babaja. Le film, adapté d’un roman de Slobodan Novak, clôt une décennie aussi riche que paradoxale pour en ouvrir une autre plus contrastée. Avant que le pays ne soit de nouveau plongé dans l’enfer de la guerre, Rajko Grlić signe avec On n’aime qu’une seule fois (1981) l’un des plus beaux films de cette période. Il témoigne de ce qui fait la singularité du cinéma croate : le chemin que parvient à ouvrir l’individu dans le bruit et la fureur de l’Histoire.
Fabien Gaffez