Pierre et Jacques Prévert

Du 31 octobre au 25 novembre 2012

Jacques, Pierre, Marcel et les autres…

Pour Jacques Prévert comme pour son frère Pierre, le premier film en tant qu’auteurs date de l’époque où Marcel Duhamel hébergeait Jacques et le peintre Yves Tanguy dans une maison de la rue du Château, qui était devenue un des lieux de réunion favoris du Groupe surréaliste. Ce fut Souvenir de Paris, auquel participa Man Ray et dont les deux frères firent, trente ans plus tard, Paris la belle où alternent, avec les images de 1928, des séquences tournées aux mêmes endroits en 1959. À n’en pas douter, leur première aventure cinématographique commune fut assez plaisante pour donner à l’un et à l’autre l’envie de la poursuivre, ensemble quelquefois et aussi séparément. Ensemble on les retrouvera dès 1932 dans L’Affaire est dans le sac, premier film parlant réalisé par Pierre et dialogué par Jacques, si l’on excepte Baleydier, où Pierre était assistant et Jacques incognito mais qui a disparu. Quant au dernier film dialogué par Jacques et paru de son vivant, ce sera, en 1966, À la belle étoile, également réalisé par Pierre. Il porte pour titre celui de la première chanson écrite par Joseph Kosma sur des paroles de Jacques : c’était dans Le Crime de Monsieur Lange, réalisé par Renoir en 1935.

Qu’est-ce-que le réalisme poétique ?

Les titres des films auxquels Jacques Prévert a travaillé communiquent entre eux, même à distance, même lorsque son nom ne figure pas au générique : Les Enfants du Paradis (Carné, 1943-1945) sont un indice de son implication dans L’Enfer des anges (Christian-Jaque, 1939), Le Quai des brumes (Carné, 1938) de sa présence dans La Marie du Port (Carné, 1949) à laquelle l’a peut-être conduit aussi Remorques (Grémillon, 1939- 1941). Dans ses scénarios pour Carné, Le Jour se lève (1939) précède tout naturellement Les Visiteurs du soir (1942) et Les Portes de la nuit (1946). Ces relations suggèrent une cohérence de sa production pour le cinéma. Mais il y a écho aussi entre le titre d’un film, Lumière d’été (Grémillon, 1943), et celui d’un cycle poétique, Lumières d’homme (rédigé en 1936, publié en 1955).

La trace de Jacques Prévert, quel que soit le réalisateur auquel il a apporté son concours, reste identifiable. On a parlé de « réalisme poétique » pour les films de Prévert et Carné. L’alliance de mots est particulièrement pertinente pour leurs films d’avant et d’après-guerre, mais applicable aussi au Crime de Monsieur Lange de Renoir ou à L’Enfer des anges de Christian-Jaque. On pourrait imaginer le burlesque et l’humour décalé réservés à Pierre Prévert, de L’Affaire est dans le sac au Voyage surprise (1946) en passant par Adieu Léonard (1943) mais ils caractérisent aussi Drôle de drame (Carné, 1937) dont le titre est on ne peut plus révélateur du mélange des genres et des tons qu’affectionne tant Jacques Prévert et qui pourrait bien être une de ses marques les plus constantes. Les Enfants du Paradis en est l’illustration la plus éclatante. Ce n’est pas un hasard si l’intrigue en est située au XIXe siècle, car cet art du mélange inscrit Prévert dans la lignée du romantisme et de la redécouverte de Shakespeare. Rien d’étonnant à le trouver accordé à l’esthétique raffinée de Carné pour Les Visiteurs du soir, situé à l’époque médiévale, chère aux romantiques, ou inspirant à Cayatte Les Amants de Vérone (1949) et procurant à Delannoy la plus hugolienne des adaptations de Notre-Dame de Paris (1956).

Surgissement de l’humour

Autre manifestation du mélange des tons, le surgissement de l’humour au milieu d’un échange lyrique et amoureux ou dans un dialogue tendu. Batala (Le Crime de Monsieur Lange), tentant de soutirer à Valentine de l’argent : « C’est un homme à la dérive qui te dit au revoir », elle se défend par l’ironie  : « À la dérive… je suis tranquille, tu pourras toujours flotter ». À Jean (Le Quai des brumes), environ trente-cinq ans, qui lui demande son âge, Nelly dit avoir dix-sept ans. « Moi aussi… », enchaîne-t-il. Comme elle s’étonne, il ajoute: « Moi aussi, j’ai eu dix-sept ans… ». Dans Sortilèges (Christian-Jaque, 1944-1945), le sonneur de cloches du village dit que le cavalier retrouvé dans la neige, le cou brisé, a dû tomber sur une pierre : « Alors c’est une pierre tombale », constate un des policiers qui l’interroge. Au juge qui l’accuse d’être une sorcière et qui clame : « Dieu m’est témoin », Agnès (« Agnès Bernauer » dans Les Amours célèbres, Michel Boisrond, 1961) réplique : « Faites-le entrer ». Ce jeu sur les métaphores, prises à la lettre ou détournées, rend les dialogues de Prévert bien caractéristiques. Les clichés reproduits, sans recul critique, sont dévolus aux personnages antipathiques. Si les formules figées servent à ceux dont les mentalités le sont tout autant, il en est de même des idées reçues. Le milliardaire de L’Affaire est dans le sac le révèle cyniquement : « On raconte que les milliardaires ont toujours commencé par être cireurs, balayeurs… on raconte ça pour qu’il y ait des gens qui cirent, qui balaient ». Et Melville, celui d’Un oiseau rare (Richard Pottier, 1935), déclare d’abord aux membres obséquieux de son conseil d’administration qu’il s’est fait lui-même puis, après l’applaudissement général, rectifie, moqueur : « Les choses se sont passées tout autrement : mon père avait une immense fortune et je l’ai héritée. J’ai essayé de tout bouffer : je n’ai pas pu, il y en avait trop ». Façon pour Prévert d’inciter le public à exercer son esprit critique. De même, à l’égard du conformisme exhibé dans les propos de l’urbaniste de Lumière d’été, ennemi de la Tour Eiffel : « Comme une grande dame se doit de montrer de la discrétion dans le choix de ses bijoux, une grande ville se doit la même discrétion dans le choix de ses monuments ».

Une prise de distance est souvent opérée, par un personnage - dès Ciboulette (Claude Autant-Lara, 1933), le compositeur Olivier Métra auquel Prévert confère un rôle de démiurge, qu’il n’avait pas dans l’opérette originale, préfigurant le Destin dans Les Portes de la nuit - ou par des effets de mise en abyme ; théâtre dans le cinéma (Les Enfants du Paradis, Voyage-surprise) ; cinéma dans le cinéma (Les Amants de Vérone, La Maison du passeur, Pierre Prévert, 1965) ; dessins de Paul Grimault d’où semblent sortir les personnages d’Andersen comme d’un livre, ponctuant les épisodes dans Le Petit Claus et le Grand Claus (Pierre Prévert, 1964), de la même manière qu’ils sortiront d’un tableau dans Le Roi et l’oiseau, le chef-d’œuvre de Paul Grimault (1967-1979), dont Pierre Prévert choisit les voix et qui fut le dernier film auquel Jacques Prévert ait travaillé. Il y tourne en dérision la tyrannie, comme il l’avait fait d’une autre manière avec Pierre dans Voyage-surprise. Contre toutes les oppressions, Jacques Prévert, au cinéma comme dans ses livres et collages, défend la liberté et la fraternité ; et contre la misogynie dominante, les femmes, auxquelles il donne presque toujours, comme il l’a dit, « le beau rôle ». Chaque acteur, étoile ou petite étincelle, a son importance, et les mots qu’il leur donne, accompagnés parfois de musiques envoûtantes (signées Jaubert ou Kosma), dans d’inoubliables décors (notamment de Trauner), font émerger cet autre que chacun d’eux trouve en soi, cependant que le responsable des lumières (Schufftan ou Alekan) et le réalisateur captent ce qui brille dans leurs yeux.

Danièle Gasiglia et Arnaud Laster

Partenaires et remerciements

Les Archives Françaises du Film, Catherine Allégret, Eugénie Bachelot-Prévert, Ciné-Archives, La Cinémathèque du Luxembourg, Doriane Films, Fatras / Succession Jacques Prévert, La Fondation Jerôme Seydoux-Pathé, Le Forum des Images, Les Grands Films Classiques, L'INA, L'Institut Lumière, Alain Jessua, Tania Lesaffre / SUCCESSION Marcel Carné, MK2 Distribution, Me Jean-Marc Mojica, Pathé, Catherine Prévert, Les Productions Roitfield, Anne Remlinger, SND, Studio Canal, Tamasa Distribution.