Philippe Garrel

Du 18 septembre au 20 octobre 2019

L'art de l'instant

La dernière fois, c'était il y a quinze ans. La précédente rétrospective de l'œuvre de Philippe Garrel à la Cinémathèque française date de juin 2004. Depuis, ce cinéma de l'expérience n'a ni faibli ni renoncé. N'a pas capitalisé, ni voulu s'édifier en quelconque règle. Il a continué, avec une régularité prodigieuse, à poursuivre une idée, à tisser une ligne de vie. Celle-ci a pris, plusieurs fois, de façon de plus en plus violente, la forme d'un doute, d'une remise en question. Les films se sont enchaînés, intriqués, répondus (avec ceci de drôle, chez Garrel : souvent, quand un film surgit, le titre du film précédent l'éclaire davantage : L'Ombre des femmes aurait pu s'appeler La Jalousie, L'Amant d'un jour pourrait facilement être titré L'Ombre des femmes. Ses films sont interchangeables ? Non, ils se poursuivent). Le cinéma de Philippe Garrel a continué de se déplier le long d'une ligne temporelle où l'actuel, l'âge, le souvenir, la réincarnation du même en un autre, se fondent en un étrange présent. Ce temps retrouvé garrélien a la première fois, et même la seule fois, pour méthode.

Le film comme trace de vie

Laquelle mérite d'être détaillée, tant elle est à part dans le cinéma : Philippe Garrel n'a pas renoncé, depuis cette précédente rétrospective, au 35 mm. S'il refuse le numérique, s'il continue – bientôt seul ? – à utiliser le film, c'est que la pellicule est son matériau, il la dessine (certains films en esquisses, d'autres en fusain, une poignée en eaux-fortes) la sculpte, la peint. Son économie entière s'organise autour de ce matériau : le temps accordé à la préparation, par exemple, est inhabituel dans le cinéma français : chaque week-end, durant des mois, Garrel donne rendez-vous à ses comédiens dans un théâtre pour qu'ils jouent le film en répétition, le travaillent comme se travaille une pièce. Et quand vient le tournage, le cinéaste n'accorde à ses acteurs qu'une seule prise. Le film ne se joue qu'une fois, dans la concentration de tous, dans la cristallisation de l'instant. Le cinéma de Garrel, biographique souvent, ramené à lui depuis des expériences ou des choses observées autour de lui, de sa génération, et dont il voudrait tirer une morale (mais elle échappe, chaque fois, et il faut un autre film, une autre douleur pour qu'il y voie plus clair) échappe ainsi à l'embaumement. C'est une méthode qui n'est pas seulement un enjeu économique vital (faire en pellicule des films maigres) mais une stratégie pour que le cinéma redevienne cet art de l'instant tel qu'il surgit, que le plateau devienne le lieu d'une vie dont le film serait la trace documentaire, et surtout pas la reconstitution comme déjà morte d'un moment autrefois vécu. Contre la reproduction, Garrel prône la réinvention. Les Amants réguliers est tout autant un film sur Mai 68 que sur la jeunesse des années 2005.

Cette puissance du présent a chez lui une histoire. C'est que Garrel a commencé tôt. Cinéaste extrêmement précoce, il filme à seize ans, en 1964, Les Enfants désaccordés, son premier court métrage. Il a déjà jeté aux orties un premier film essai, Une plume pour Carole, tourné à quatorze ans. On ne sait pas d'où cela lui vient : d'avoir vu son père acteur et marionnettiste ? Comme une réaction immédiate à la découverte des premiers films de Godard, quelques semaines avant Mai 68, il tourne un film qui en est presque le manifeste poétique : Marie pour mémoire en 1968, enchaîne à partir de là une série de longs métrages incandescents, à la mystique LSD : il est Rimbaud cherchant un au-delà du langage. Sa tentation est d'entrer avec le cinéma dans le cercle du silence le plus intime, dans le désert des origines. Avec sa compagne la chanteuse Nico, il explore, par une poignée de films miraculeux, la frontière invisible entre l'époque, hautement psychédélique, et une ligne du temps qui aurait perdu sa chronologie, redeviendrait mythologique. Films sans dialogue, dépeuplés, films blancs, cinéma lactal, douloureux, qui trouve dans Les Hautes solitudes et La Cicatrice intérieure sa forme la plus haute.

Certains de ces films (Le Berceau de Cristal, Voyage au jardin des morts, Athanor), Philippe Garrel rechigne depuis longtemps à les projeter, et c'est un des privilèges de cette rétrospective que de pouvoir les voir tous, enfin, dans la chronologie de leur voyage, dépassant cette idée que certains porteraient en eux une malédiction.

En 1979, épuisé par une décennie hiératique et pauvre, Garrel revient, par effraction, à la narration, avec L'Enfant secret – qui reprend le fil de ce qu'ont été ces dix années traversées par l'amour, la séparation, les électrochocs, la drogue, la pauvreté, le dénuement. C'est non seulement son chef-d'œuvre, c'est encore le film qui lui a sauvé la vie, et le point central, désormais, de sa façon de faire de ses expériences un récit, et de son cinéma un exorcisme. Transformer en fiction le plus beau mais aussi le plus abîmé dans nos vies.

Le bleu de l'actuel

Depuis, le cinéma de Garrel suit constamment deux lignes : l'une, à la façon d'un rêve éveillée, raconte une jeunesse, la sienne peut-être, mais redéposée dans les mains de la génération qui vient – les jeunes acteurs qui jouent pour Garrel ne savent pas forcément quelles figures de sa propre mythologie ils incarnent – ils n'ont pas tant à le savoir, puisque ce que Garrel demande à ses acteurs c'est précisément l'oubli de toute référence, de passer la souvenance dans le bleu de l'actuel. D'effacer encore et encore. Le travail qu'il a effectué tout au long des années 2000 avec son fils Louis tient par endroit de la transsubstantiation, passage du présent de Philippe au présent de Louis. Si la question de la filiation l'intéresse régulièrement, c'est aussi parce qu'elle tient à la fois du miracle, du scepticisme et de la trahison forcément.

L'autre ligne scrute, à la façon d'une vigie, le vieillissement d'une génération : celle de Mai, que Garrel documente dans chacun de ses âges. Cela produit, des Baisers de secours à La Naissance de l'amour, de J'entends plus la guitare jusqu'à L'Ombre des femmes, des films d'une grande clarté, d'une violence intime totale, d'un scepticisme bienveillant... Faire régulièrement le point est une préoccupation de cinéaste.

Récemment, dans L'Ombre des femmes, Garrel a introduit une figure inédite, et c'est une mise à sac énigmatique : celle du faux résistant. Son mensonge met en doute l'idée du film comme document. Il injecte également l'idée qu'un mensonge intime peut devenir historique. Il dit aussi, en filigrane, l'urgence chez lui à refuser d'être l'ancien combattant d'une guerre, celle de Mai, qui réclamait le surgissement de la vie, mais pas les honneurs. Refuser le rôle, inamovible, de grand témoin à jamais et pour toujours pour préférer celui, au présent, et parfois amoral, d'artiste. Se souvenant que le cinéma n'est qu'une suite d'accidents lumineux, 24 par secondes. Ce n'est pas de la bile, c'est du noir.

Philippe Azoury

Les films

Actua 1
Philippe Garrel, Serge Bard, Patrick Deval , 1968
Les Amants réguliers
Philippe Garrel , 2004
Sa 21 sep 19h00   HL Sa 5 oct 19h00   HL
Droit de visite
Philippe Garrel , 1965
Un ange passe
Philippe Garrel , 1974
Di 22 sep 14h30   GF

Autour de l’événement

Philippe Garrel sur Arte

L'Amant d'un jour sur ARTE lundi 30 septembre à 22h50 et en replay jusqu'au 7 octobre.

Le Lit de la vierge, Marie pour mémoire, L'Enfant secret : sur arte.tv du 1er septembre au 30 novembre.

La Cicatrice intérieure, film du mois ArteKino sur le site arteKinofestival.com pendant tout le mois d'octobre.

Leçon de cinéma par Philippe Garrel mise en ligne sur arte.tv

Partenaires et remerciements

Ad Vitam, Arte, Saïd Ben Saïd, Films Distribution, Philippe Garrel, Ina – Institut National de l'Audiovisuel, Claudine Kaufmann, Les Films de l'Atalante, SBS Distribution, Edouard Weil, Why Not Productions

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