Philip Kaufman
Du 4 au 15 mars 2020
Les trois vies de Philip Kaufman
Sa carrière s'est construite entre risque et conviction, loin des carcans de l'industrie hollywoodienne, dans un refus profond de toute étiquette. Philip Kaufman aura successivement été un réalisateur farouchement indépendant, un auteur s'épanouissant au moment de ce que l'on a appelé le Nouvel Hollywood, un cinéaste, enfin, qui aura affirmé des obsessions particulièrement complexes et abstraites, « européennes », sans perdre de vue l'exigence de fascination qui constitue l'essence même du cinéma américain.
Après des études à l'université de Chicago, sa ville natale, il commence à travailler dans l'enseignement avant de partir à San Francisco, alors en pleine ébullition de la contre-culture. Il voyage, côtoie nombre d'artistes et d'intellectuels (Henry Miller, Anaïs Nin, Nelson Algren) et s'enthousiasme pour le cinéma produit en dehors du système hollywoodien. Ses deux premiers films, Goldstein (1962) – qui obtient le Prix de la jeune critique au Festival de Cannes – et Fearless Franck (1967), sont ainsi remarqués.
Mais c'est avec La Légende de Jesse James en 1972 que Kaufman commence tout à la fois une carrière commerciale et une relecture des genres cinématographiques hollywoodiens comme ce fut l'usage à une époque où Hollywood s'interrogeait sur son passé et ses mythes. Avec son troisième long métrage, Kaufman va, en effet, démystifier une légende de l'Ouest. Le célèbre bandit d'honneur, incarné par Robert Duvall, y apparaît comme une brute, tout autant objet d'un déroulement hasardeux des événements que victime de sa propre inconséquence, une inconséquence amorale et candide à la fois. The White Dawn, en 1974, revisite le film d'aventure avec un récit d'une odyssée polaire qui évite tous les clichés et évoque, à plusieurs reprises, la littérature d'un Jack London. Kaufman s'attaque, en 1978, à un remake du chef-d'œuvre de Don Siegel, L'Invasion des profanateurs de sépultures. Il replace l'argument de science-fiction du film au cœur d'une époque qui s'interroge férocement sur elle-même et où la question de l'identité individuelle sera subtilement et abondamment questionnée. La terreur est désormais davantage psychologique et intime que surnaturelle. Le film en devient un cauchemar théorique qui fascinera de nombreux spectateurs.
Les Seigneurs, en 1979, peut-être son chef-d'œuvre, est une œuvre teintée de mélancolie qui, en profitant de la mode des films contant la chronique de l'âge adolescent et ses épreuves initiatiques, dépeignait avec une certaine tristesse l'arrivée d'une époque nouvelle, une ère annonciatrice d'une libération dont la plupart des protagonistes, terrassés par toutes sortes de déterminismes (et là réside sans doute la sombre beauté du film), ne pourront pas profiter. « Régénérer le genre [la science-fiction] à l'ombre du réel », c'est ainsi que Charles Tesson dans les Cahiers du cinéma d'avril 1984 définissait le projet esthétique caché derrière L'Étoffe des héros. Le film est à une somptueuse vision actualisée du mythe de la Frontière, d'après l'ouvrage de Tom Wolfe, racontant les années de la conquête spatiale aux Etats-Unis, du dépassement du mur du son aux premiers pas de l'homme sur la Lune, épopée fordienne où la technologie est sans cesse confrontée à ses effets sur l'expérience humaine. Kaufman lui-même, en déclarant « L'Étoffe des héros est un retour aux débuts du western, il a été fait pour répondre à la question : « Qu'est-il arrivé au western ? » », avouait lui-même vouloir s'interroger sur les mythes américains et leur historicité. Les nouveaux enjeux technologiques et leur capacité à modifier les conventions des genres, seront encore, de façon plus légère, au cœur du thriller Soleil levant, adapté, en 1993, d'un roman de Michael Crichton.
Entre-temps, L'Insoutenable légèreté de l'être aura fait basculer, en 1988, le cinéma de Kaufman dans une nouvelle dimension, la troisième partie de sa carrière. Le film mêle avec une grande subtilité destins individuel et histoire collective, l'intime et le politique. Avec cette adaptation du roman de Milan Kundera, le cinéaste désigne aussi le nouvel objet de ses obsessions cinématographique, la littérature. Comment l'art se nourri-il de l'expérience humaine, de son intensité, particulièrement sexuelle ? C'est bien le sujet de Henry et June (1990), chronique de la liaison entre Henry Miller et Anaïs Nin dans le Paris du début des années 1930. C'est aussi celui de Quills, la plume et le sang, adapté de la pièce de Doug Wright en 2000, mettant en scène le marquis de Sade, enfermé dans l'asile de Charenton, défiant l'autorité tout en construisant, dans la contrainte la plus extrême, son œuvre littéraire. Son dernier film à ce jour, réalisé pour la chaine de télévision HBO relate la relation entre Ernest Hemingway et la correspondante de guerre Martha Gellhorn (Hemingway and Gellhorn) en 2012 et semble creuser exemplairement ce sillon.
Jean-François Rauger