Pedro Costa
Du 11 au 24 janvier 2010
Pedro Costa, la chambre et le monde
Un homme noir. Son corps nu fume dans la lumière. Nous ne savons ni qui il est, ni où nous sommes. Mais déjà le cadre et l’écoute ont construit notre disponibilité à des images que jamais, nulle part, nous ne voyons. C’est la deuxième séquence seulement de Dans la chambre de Vanda, ce film baobab poussé au centre du désespoir des villes. On songe à François Villon, à cette façon par le poème d’être proche du mythe, étant proche du plus matériel de l’humain, du trivial, du fécal, de l’infantile, de ce qui vient des peurs et des plaisirs fondateurs.
Cela avait commencé bien avant, au printemps de 1995. Sans crier gare apparaissait dans le ciel blanc des amoureux de cinéma un phénomène météorologique inconnu. Une femme blanche en robe rouge dans une île de misère noire, en charge de vie et de mort, immergée peu à peu dans un rapport au monde qui la (et nous) dépasse. Cela s’appelait Casa de Lava, « maison de lave », deuxième long métrage d’un jeune réalisateur portugais parti tourner aux îles du Cap-Vert. Phénomène inconnu ? Pourtant les apparences inscrivaient ce film dans un courant bien repéré du cinéma contemporain, aux confins de l’enregistrement documentaire et de ses descendances issues du néo-réalisme, et du projet formaliste, misant sur les effets de cadrages, de durée et de couleurs. On a bien vu alors que le cinéma Pedro Costa vient de là (ce qui n’est pas une origine médiocre), mais aussi qu’il s’en échappe comme un objet volant échappe à la gravitation d’une planète lourde. On a vu comme la construction narrative se défie ostensiblement des liens de causalité, préférant glissements et assonances qui ouvrent l’espace au temps, au rêve, à la peur, à la folie – espace géographique sur l’écran, espace mental chez le spectateur. On a vu comme l’attention aux corps, aux visages, aux gestes, parie sur un langage secret, dont les hiéroglyphes sont faits de la chair même des hommes, de leur peau, de leurs os, de leur voix. Et aussi, et surtout, on a perçu cette vibration interne au plan, à chaque plan comme s’il était unique, et que son intensité modulée par d’invisibles variations pouvait et devait à lui seul tout dire des beautés et de l’horreur du réel. Pedro Costa a étudié à l’Escola Superior de Cinema de Lisbonne, il y a eu comme professeur Antonio Reis, auteur de ce film immense, fondateur, Tras-Os-Montes. Plus tard, Costa dira que Reis, une des rares références qu’il se reconnaît, lui a transmis l’idée qu’il fallait tourner chaque plan comme si sa vie en dépendait.
Cette urgence se voit, et se sent, en regardant Casa de Lava, comme en découvrant le premier long métrage de Pedro Costa, O Sangue, réalisé en 1989, à l’âge de 30 ans. Ce sont des jalons sur le chemin du cinéaste, chemin qui connaît un tournant décisif avec le film suivant, Ossos (1997). Costa y rencontre les habitants d’un quartier misérable de Lisbonne, parmi lesquels il installe la fiction d’un enfant à essayer de maintenir en vie, au prix du désespoir ou du reniement, parmi ces immigrés africains, ces chômeurs, ces drogués, ces prostituées, ces voleurs qui deviennent devant sa caméra un peuple. Un peuple d’êtres humains, regardés sans complaisance et sans misérabilisme, sans folklore ni surplomb sociologique. Celui qui anima durant des décennies la Cinémathèque portugaise, Joao Benard da Costa, l’autre grande figure à laquelle se réfère volontiers Costa, dira de Ossos que c’est « un film de mutants ». C’est vrai au sens où la caméra prend acte de la singularité radicale de chacun des êtres filmés, qu’elle capte leur « mutation » par rapport à tout ce qui tend à les définir par avance, y compris et surtout avec les meilleurs sentiments du monde. Mais Pedro Costa mute lui aussi avec ce film, sous l’effet de la rencontre avec cet environnement urbain et humain, et en particulier avec une de ses interprètes, Vanda Duarte.
Elle l’emmène dans le quartier où elle vit, Fontainhas, encore plus misérable peut-être que celui montré dans Ossos, et en cours de destruction. Peu à peu, Pedro Costa va y trouver sa place de cinéaste. Avec une petite caméra numérique, il commence à filmer Vanda dans sa chambre, souvent en compagnie de sa sœur, et qui consacrent le plus clair de leur temps à fumer de l’héroïne. Il découvre les voisins et les lieux qui entourent cet endroit que désignera, près de quatre ans plus tard, le titre du film, Dans la chambre de Vanda (2001). Et c’est un monde à part entière que Costa explore et fera découvrir par les moyens du cinéma. Un monde minuscule et infini, où règnent des rythmes et des règles particulières, presque une gravitation autonome, et qui pourtant tout à la fois fait partie du monde commun, et en donnent une image bouleversante. Avec les plus modestes outils, mais un énorme travail, le cinéaste élabore petit à petit les conditions (matérielles, humaines, dramatiques, plastiques) qui vont permettre l’existence d’un film sans comparaison. Un film où l’extrême beauté de chaque plan doit tout à la prise en compte au plus juste de la réalité des conditions de tournage, elles-mêmes déterminées par les conditions d’existence (la taille des pièces, l’absence de lumière, les effets de la pauvreté et des troubles physiques liés à la drogue, la menace policière) de ceux qu’il filme, et parmi lesquels il vit. Avec un amour vibrant pour celles et ceux qu’il a autour de lui, mais sans jamais se tromper sur sa propre place, ni la nature de ce qu’il fait là.
Dans le film, Vanda montrant des traces, des cicatrices sur son propre corps, dit : « Les marques c’est fait pour ne pas oublier ». Ne pas oublier quoi ? Peut-être simplement ce que c’est que d’être au monde, d’être humain, avec une histoire humaine, quelle qu’elle soit. Peut-être ne pas oublier qu’il y a eu un espoir, espoir rouge qui un jour d’avril au Portugal porta un œillet à sa boutonnière, et que cet espoir est mort. Si ça leur chante, que les comptables perdent leur temps à compter les points entre documentaire et fiction dans cette œuvre elle-même mutante, l’expérience de la chambre pulvérise ce type de distinction, ouvre sur une zone interdite, dont Costa serait le Stalker.
Après, Pedro Costa retourne à Fontainhas. Il invente une machine de vision : zoom avant vers l’avenir du quartier des déshérités détruit par le progrès, où Vanda et les autres sont relogés dans des studios froids et blancs construits par leurs frères noirs et blancs, où le maçon impérial Ventura surveille les toiles de maître accrochées au mur construit par ses mains, murs d’un musée qui n’a rien à lui montrer ; et travelling arrière dans la distance, géographique et temporelle, des combats et des amours anciens, là-bas en Afrique, où jeunes on chanta cet hymne déjà sinistre et ridicule, à présent tragique et dérisoire, qui donne son titre au film. En avant, jeunesse (2006) reprend pour l’emmener encore plus loin la possibilité d’utiliser la vidéo numérique comme matériel de peintre, pour chanter la dignité glorieuse de ceux qui vivent, même dans les taudis.
« Peut-être que pour Pedro Costa l’acte de tenir quelqu’un contre sa poitrine est en lui-même une aventure » écrivait le grand critique japonais Shigehiko Hasumi à propos d’Ossos. Oui, chez Costa, admirateur fidèle de John Ford, l’aventure est partout à qui sait comprendre ce qui se joue. Mais nulle part sans doute l’aventure n’est plus intense que dans le travail. C’est ce qu’aura montré le cinéaste portugais à deux reprises, en filmant deux situations de travail qui se transforment en exploits de chaque instant, dans l’exigence de gestes refaits sans cesse, d’essais repris et interrogés. Une fois un couple de cinéastes, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (Où gît votre sourire enfoui ? 2003), une fois une chanteuse, Jeanne Balibar (Ne change rien, 2009). Il ne faut pas s’y tromper : qu’il s’agisse ici de travail artistique permet seulement de mieux percevoir que le travail, au sens qui intéresse Costa, au sens du « faire », est acte de courage, d’élan hors de soi, de mise en jeu de tout ce qu’on est, de tout ce qu’on sait et de tout ce qu’on peut, pour atteindre ce qu’on n’était pas, ce qu’on ne savait pas, ce qu’on ne pouvait pas. Ainsi filme Pedro Costa, aventurier des mers chaudes du monde réel, sur son navire de cinéma entièrement fait à la main, barré à la diable.
Jean-Michel Frodon