Otto Preminger
Du 30 août au 8 octobre 2012
Autopsie d’un maître
Parmi les films réalisés par Otto Preminger, certains ont acquis une célébrité immortelle : Laura en tête, davantage à cause de la mythologie du Film Noir et la présence inoubliable de Gene Tierney que pour la signature de son auteur ; Carmen Jones (longtemps invisible en France en raison d’un procès des héritiers de Bizet) ; Anatomy of a Murder/Autopsie d’un meurtre (pour l’interprétation géniale de James Stewart et la musique de Duke Ellington) ; The Man With the Golden Arm/L’Homme au bras d’or (pour Frank Sinatra dans son meilleur rôle et la musique de Shorty Rogers et Shelly Manne), River of No Return/Rivière sans retour (pour Marilyn Monroe). Ces titres fameux, grands succès de l’histoire du cinéma américain, portent tous l’empreinte et la personnalité d’un cinéaste qui a vite suscité l’admiration de la cinéphilie européenne, tandis qu’il était au mieux considéré comme un habile entrepreneur de spectacle aux États-Unis.
Un art de l’invisibilité
Que symbolise Preminger aujourd’hui ? Son cinéma apparaît comme l’apogée du classicisme et repose sur un art de l’équilibre et un génie de la composition plastique aussi bien que de la narration, qui englobe destins individuels et Histoire, violence et rétention, intelligence froide et émotion, scepticisme hautain et humanisme. L’art de Preminger est un art de l’invisibilité, ce qui a sans doute freiné sa reconnaissance comme auteur. Ses films offrent cette illusion de continuité grâce à un travail sur la fluidité et l’harmonie à l’intérieur des plans et des séquences. Preminger est le cinéaste classique par excellence, car son art méprise l’expérimentation voyante et met la maîtrise de l’écriture cinématographique au profit de l’évidence, du réalisme et de la dramaturgie. Un film comme Exodus (sans doute le plus beau et le plus représentatif du Preminger des années soixante) s’écoule ainsi comme un long fleuve majestueux, épousant le thème du film sur l’amplitude de l’Histoire qui draine les conflits et les destins personnels.
Otto Preminger nait à Wiznitz en Autriche-Hongrie en 1905. Il apprend la mise en scène à Vienne auprès de Max Reinhardt, avant de s’exiler aux Etats- Unis en 1934. D’abord le théâtre à New York, puis le cinéma à Hollywood. Ce qui déroute encore, c’est la variété des thèmes et des genres abordés par Preminger, l’hétérogénéité – superficielle – de l’œuvre, fragmentée en plusieurs périodes distinctes. Preminger réalise cinq films avant Laura, un premier dans son Autriche natale (Die Grosse Liebe), les autres pour le département B de la Fox, que le cinéaste renie en bloc ; puis vint Laura (1944), chef-d’œuvre inaugural.
À la suite d’un conflit entre Otto Preminger et Daryl Zanuck, Laura fut commencé par un autre cinéaste (Rouben Mamoulian) avant que Preminger ne puisse enfin prendre le contrôle du film et mener à bien un projet dont il avait été l’instigateur. Le résultat, génial, marque les véritables débuts de la carrière du cinéaste. Les films noirs de Preminger méritent sans doute une place à part, car ils n’obéissent pas tout à fait aux canons du genre. À partir de Laura, Preminger signe une série d’études psychologiques remarquable par sa cohérence et sa densité romanesque : Fallen angel/Crime passionnel, Whirlpool/Le Mystérieux Docteur Korvo, Where the Sidewalk ends/Mark Dixon, détective, Angel face/Un si doux visage.
Vers une production indépendante
La troisième période de la carrière de Preminger, la plus singulière, est celle de l’indépendance et de la maturité souveraine. En 1953, fatigué des tracasseries de la censure et des bagarres avec les décideurs des studios, Preminger décide de devenir son propre producteur et d’exercer un contrôle absolu sur ses films, du choix des sujets à la campagne publicitaire accompagnant leur distribution, ouvrant ainsi la voie à Billy Wilder, Robert Aldrich et Stanley Kubrick.
Un contrat sans précédent avec les Artistes Associés va ainsi garantir à Preminger une autonomie complète sur la conception de ses films, incluant le contrôle du montage définitif. Après l’ère des stars et celles des producteurs, Preminger va ainsi promouvoir l’image d’un metteur en scène perfectionniste et autoritaire, véritable auteur du film, voire sa principale vedette.
Preminger va symboliquement inaugurer cette période de liberté et de créativité avec The Moon is Blue/La Lune était bleue, 1953, une comédie dont le contenu, encore scabreux pour l’époque (le flirt entre un séducteur mûr et une jeune fille vierge) et surtout les dialogues explicites n’auraient jamais franchi le cap de l’autocensure des studios, peu désireux de devoir affronter le boycott des ligues de vertu. Au contraire, Preminger a très vite compris la publicité gratuite que pouvait apporter un bon scandale savamment orchestré.
Une liste impressionnante de chefs-d’œuvre
Les films suivants de Preminger constituent une liste impressionnante, entre 1954 et 1962, de purs chefs-d’œuvre ou presque : River of no return /Rivière sans retour, Carmen Jones, The Court-Martial of Billy Mitchell/Condamné au silence, The Man with the Golden Arm/L’Homme au bras d’or, Saint Joan/Sainte Jeanne, Bonjour tristesse, Porgy and Bess, Anatomy of a Murder/Autopsie d’un meurtre, Exodus, Advise and Consent/Tempête à Washington. Méconnu, mal aimé, Saint Joan (1957) est pourtant l’un des films les plus sublimes d’Otto Preminger, dans lequel le cinéaste confirme son génie dans la direction d’actrices juvéniles et la psychologie féminine, l’intelligence dans l’adaptation de textes ou de livrets, l’élégance d’une mise en scène aux plans longs qui résout avec une suprême aisance les problèmes du passage de la scène à l’écran. Le film ne serait évidemment pas le même sans Jean Seberg, une jeune fille de dix-sept ans du Middle West, sans aucune expérience théâtrale ni cinématographique, choisie parmi plusieurs milliers de postulantes auditionnées à travers le monde. Sainte Jeanne fut un échec cinglant au moment de sa sortie et le jeu de Jean Seberg jugé totalement faux, trop en avance sur son époque sans doute. Preminger ne se démonte pas et confie à sa protégée le rôle principal de son film suivant, une adaptation du roman de Françoise Sagan, Bonjour tristesse : nouveau film magnifique, incompris au moment de sa sortie et qui n’obtient pas le succès espéré. Anatomy of a Murder (1959) compte parmi les plus beaux titres d’Otto Preminger et du cinéma classique hollywoodien qui vit ses dernières heures de gloire. Le film décortique la machine judiciaire et dresse le portrait d’un avocat qui met tout son professionnalisme et son intelligence au service d’une cause qui ne les mérite pas. Preminger fait ici de la maîtrise, son beau souci de cinéaste, le sujet même de son film, doublé de sa critique.
Dans Advise and Consent (1962) la perfection de la forme et l’intelligence du discours se marient idéalement. C’est le second film choral consécutif de Preminger, après Exodus (1960) sur la naissance de l’état d’Israël. Cette fois encore, la multiplicité des personnages, des opinions et des points de vue est censée restituer la réalité étudiée dans sa globalité et sa complexité. En 1963 Preminger réalise une nouvelle fresque à la fois monumentale et intimiste, consacrée cette fois-ci au fonctionnement de l’Église catholique, avec l’intention avouée de la décrire comme une organisation politique et de critiquer sa position complaisante lors de l’annexion de l’Autriche par Hitler. Ainsi The Cardinal/Le Cardinal est-il un film de moraliste sous des apparences de spectacle consensuel. Admirablement mis en scène et d’une intelligence mordante, The Cardinal décortique une à une les ambiguïtés du pouvoir et de la foi, même si l’épisode viennois, sur l’intervention antinazie du Vatican, est empreint d’une forme d’idéalisme démocratique que Preminger était le premier à revendiquer.
Dans les années cinquante le cinéaste était parvenu, par une suite régulière de chefs-d’œuvre, à trouver un équilibre magique entre la réussite commerciale, l’intelligence audacieuse des sujets et l’élégance classique de sa mise en scène. Après Bunny Lake is Missing/Bunny Lake a disparu, brillant thriller tourné à Londres en 1965, Preminger s’enlise dans une série de ratages ou de films mineurs (Hurry Sundown/Que vienne la nuit ; Skidoo/Skido ; Tell Me That You Love Me, Junie Moon/Dis-moi que tu m’aimes, Junie Moon ; Such Good Friends/Des amis comme les miens ; Rosebud), qui donnent l’impression que son cinéma est devenu caduc, démodé par les audaces du Nouvel Hollywood. Preminger, qui avait réussi à faire reculer les barrières de la censure et des préjugés moraux, se trouve fort dépourvu lorsque le cinéma américain des années soixante-dix se vautre soudain dans la trivialité et la provocation. En 1979, à l’âge de 73 ans, Preminger adapte en Grande-Bretagne un roman de Graham Greene et signe un émouvant testament cinématographique, qui dissimule derrière une sombre histoire d’espionnage un constat amer sur le monde, livré au cynisme, à la duplicité et à la destruction de l’individu. The Human Factor est un récapitulatif de l’art de Preminger en même temps qu’un adieu. L’humour y est plus froid que jamais, le conflit entre le réalisme et l’onirisme de la mise en scène définitif est cinglant. Par son désenchantement et sa beauté mortifère, The Human Factor rejoint les testaments esthétiques et moraux de quelques autres grands cinéastes, Ford (Seven Women/Frontière chinoise), Lang (Die Tausend Augen des Dr. Mabuse/Le Diabolique Docteur Mabuse), Visconti (L’Innocente/L’Innocent). Preminger s’éteint le 23 avril 1986 à New York.
Olivier Père