Sa carrière de réalisateur s'étale sur une courte période, mais elle marque le cinéma par sa force et sa singularité. Nicholas Ray compose une œuvre brute, jalonnée de fulgurances, qui s'ouvre sur un chef-d'œuvre (Les Amants de la nuit) et se clôt avec un bouleversant documentaire (Nick's Movie, co-réalisé avec Wim Wenders). Souvent décrié en Amérique, toujours adulé en Europe, il est le cinéaste de la fêlure, de l'urgence, de la désespérance, de la quête du paradis. Ses films constituent une peinture particulièrement sensible de l'adolescence écorchée, de la passion destructrice, de la violence des êtres et du monde.
Le Mystère des origines
Parce qu'elle fut aussi houleuse, intense et profuse, on oublie souvent que la carrière de cinéaste de Nicholas Ray, tout du moins pour sa part hollywoodienne, n'a duré que seize ans (entre 1947 et 1963), peu ou prou l'âge moyen de bon nombre de ses personnages adolescents, mais aussi celui qu'il avait lui-même à la mort de son père, homme alcoolique et violent. De l'adolescence, son œuvre a en effet conservé tout le caractère ardent et emporté, à la fois soif du présent et tentation du désespoir. Délinquants juvéniles (Les Amants de la nuit, La Fureur de vivre) ou vieux baroudeurs brisés (Les Indomptables, Amère victoire), pistoleros mélancoliques (Johnny Guitar, Le Brigand bien-aimé) ou citadins névrosés (Le Violent, La Maison dans l'ombre), les personnages de Nicholas Ray ont tous en partage un rapport convulsif et privilégié à la violence, qu'on ne saurait réduire à un engrenage social, tant elle apparaît aussi comme une réponse individuelle à un monde qui les nie, à la fois cri de révolte et stigmate d'une radicale inadaptation. Violent envers les autres et envers lui-même, entraîné par sa rage intérieure sur la voie de la clandestinité, le héros « rayien » ne court à sa perte que parce qu'il porte en lui l'espoir d'un retour impossible à l'enfance du monde, à l'aube de l'humanité, horizon buttant contre la désaffection de la société américaine d'après-guerre, et les masques hypocrites des adultes démissionnaires. Le cinéma de Nicholas Ray est ce rêve d'un monde recommencé à zéro, paradis d'autant plus perdu qu'il n'a peut-être jamais existé.
De son vrai nom Raymond Nicholas Kienzle, le cinéaste naît le 7 août 1911 à Galesville, dans le Wisconsin, benjamin de trois sœurs au sein d'un foyer d'origine allemande luthérienne. De sa mère, il tient une sensibilité artistique aiguë, et il s'entiche précocement de littérature, de poésie, de jazz surtout. Au début des années 1930, il assiste aux cours de l'architecte Frank Lloyd Wright, qu'il reconnaîtra par la suite comme son mentor. Il s'installe ensuite à New York, fréquente le milieu du théâtre progressiste et militant, œuvrant comme régisseur et comédien. Il foule les planches sous la direction de Joseph Losey et d'Elia Kazan, qu'il assistera plus tard sur son premier long métrage Le Lys de Brooklyn (1945). C'est en réalisant des programmes radiophoniques (notamment une série sur les musiques folkloriques) qu'il rencontre John Houseman, chef de troupe et responsable de l'émission La Voix de l'Amérique, qui le prend sous son aile pendant toute la période de la guerre. En 1947, Houseman lui donne l'occasion de passer à la mise en scène, en lui confiant l'adaptation pour la RKO du roman Thives Like Us d'Edward Anderson. Les Amants de la nuit ne sortira que deux ans plus tard, mais se signale d'emblée par l'urgence exaltée et le miroitement nocturne de sa mise en scène.
De l'ombre vers la lumière
Jusqu'en 1953 et la fin de son contrat avec la RKO, Ray réalise une suite formidable de petits polars hargneux et de drames sociaux amers, dont La Maison dans l'ombre (1952) demeure sans doute l'apogée haletante et catastrophée. Le vif succès de La Fureur de vivre en 1955 ouvre pour Ray une période plus personnelle, mais à l'instabilité croissante, avec des œuvres aussi sombres et ambitieuses que Derrière le miroir (1956), démontage schizoïde de l'imaginaire familialiste américain, ou Amère victoire (1957), récit de guerre aux accents buzzatiens sur l'inanité des honneurs militaires. Période creusée par un sillon coloriste d'une sensibilité extraordinaire, allant de Johnny Guitar (1953), western anti-maccarthyste en verts-et-ors flamboyants, jusqu'aux crépuscules embrasés de La Forêt interdite (1958), magnifique fable écologique soldée, au terme d'un tournage chaotique, par un échec cuisant. Deux grosses productions entravées – Le Roi des rois (1961) et Les 55 jours de Pékin (1963) – viennent clore la séquence par une forme de saturation douloureuse. Ray se retire du cinéma pendant près de dix ans et se débat avec un alcoolisme autodestructeur, qui le mène au bord de la clochardisation. Un retour inattendu aura lieu avec We Can't Go Home Again (1973), étrange et magnifique essai tourné avec ses élèves de l'Université de New York, puis le terminal Nick's Movie (1979), où, atteint d'un cancer du poumon, le cinéaste se laisse filmer au dernier stade de l'agonie par Wim Wenders.
Nicholas Ray appartient, comme Samuel Fuller, à cette génération de cinéastes d'après-guerre ayant hérité d'une syntaxe classique déjà constituée pour la pousser dans ses retranchements, en éprouver les articulations et en déjouer les conformismes. D'où, dans ses films, le fait que la solidité générale de la mise en scène (privilège aux longues prises, voire aux plans-séquences, point de vue arrimé à l'espace) soit ponctuellement perturbée par les assauts d'une subjectivité écorchée vive : les gros plans angoissés et ombrageux des Amants de la nuit, les cadres désaxés de La Fureur de vivre, le montage violemment syncopé de La Maison dans l'ombre, la caméra portée (voire secouée) lors des rodéos des Indomptables, les couleurs de Johnny Guitar attisées par les passions amoureuses... Partout, la mise en scène est elle-même consumée par la brûlure intérieure des personnages, secouée par leur différence irréductible, altérée par leur non-conformité acharnée aux modèles décevants qui les entourent (les parents, les figures de pères). Ray a parfaitement compris que le classicisme, expression sublime du génie américain, était aussi le lieu central d'édiction du tabou, cet irreprésentable qui cimente le surmoi social. Curieusement, aucun autre film de Ray ne l'aura montré aussi clairement que Les Dents du diable (1959) qui met en scène la rencontre polaire entre un Inuit, joué par Anthony Quinn, et l'Homme Blanc (Peter O'Toole) transportant avec lui tout son bagage de lois morales et d'interdits culturels. Œuvre curieuse, sans doute bancale pour son mélange improbable d'ambition ethnographique et de conventions hollywoodiennes, mais où le cinéma de Ray touche au cœur de son propos : le tabou, le péché, l'interdit n'ont d'autre réalité que leur concept même, n'existent qu'à partir du moment où on les prononce. Leur inoculation signe le basculement d'une société, d'un monde, d'un âge, hors de leur inconscience primitive, sur laquelle peut se refermer définitivement le mystère des origines.
Mathieu Macheret
Dans les salles
Films, rencontres, conférences, spectacles
Du 29 août au 28 septembre 2019
Les films
- À l'ombre des potences Nicholas Ray / États-Unis / 1954 Me 4 sep 21h15 Di 15 sep 21h45
- Amants de la nuit (Les) Nicholas Ray / États-Unis / 1948 Ve 30 aoû 19h00 Ve 13 sep 19h00
- Amère victoire Nicholas Ray / France / 1957 Di 8 sep 19h00 Me 18 sep 21h30 Je 26 sep 19h30
- Ami américain (L') Wim Wenders / République fédérale d'Allemagne-France / 1976 Ve 30 aoû 16h30 Sa 21 sep 21h30
- Ardente gitane (L') Nicholas Ray / États-Unis / 1955 Sa 7 sep 19h30 Me 18 sep 19h30
- Born to Be Bad Nicholas Ray / États-Unis / 1950 Lu 2 sep 19h00 Ve 13 sep 17h00
- Brigand bien aimé (Le) Nicholas Ray / États-Unis / 1956 Sa 7 sep 21h45 Me 25 sep 19h00
- Cinquante-cinq jours de Pékin (Les) Nicholas Ray / États-Unis / 1962 Sa 7 sep 15h00 Je 12 sep 19h30
- Dents du Diable (Les) Baccio Bandini, Nicholas Ray / Italie-France-Grande-Bretagne-États-Unis / 1959 Me 11 sep 21h15 Me 25 sep 21h00
- Derrière le miroir Nicholas Ray / États-Unis / 1956 Sa 14 sep 17h15 Lu 16 sep 21h30 Ve 27 sep 21h15
- Diables de Guadalcanal (Les) Nicholas Ray / États-Unis / 1950 Lu 2 sep 21h00 Me 4 sep 16h30
- Don't Expect Too Much Susan Ray / États-Unis / 2011 Sa 28 sep 20h30
- Forêt interdite (La) Nicholas Ray / États-Unis / 1958 Je 29 aoû 20h00 Je 26 sep 21h45
- Fureur de vivre (La) Nicholas Ray / États-Unis / 1955 Ve 30 aoû 21h00 Je 5 sep 16h30 Lu 16 sep 19h00
- High Green Wall Nicholas Ray / États-Unis / 1954 CM Di 1 sep 19h15 Sa 14 sep 21h15
- Indomptables (Les) Nicholas Ray / États-Unis / 1952 Di 1 sep 21h30 Di 15 sep 17h00
- Johnny Guitar Nicholas Ray / États-Unis / 1953 Me 4 sep 19h00 Di 15 sep 19h30
- Maison dans l'ombre (La) Nicholas Ray / États-Unis / 1952 Di 1 sep 19h15 Sa 14 sep 21h15
- Nick's Movie Wim Wenders, Nicholas Ray / République fédérale d'Allemagne / 1979 Sa 31 aoû 17h00 Sa 21 sep 19h30
- Paradis des mauvais garçons (Le) Josef von Sternberg / États-Unis / 1950 Sa 31 aoû 21h00 Lu 16 sep 17h00
- Rêves humides Nicholas Ray, Jens Jørgen Thorsen, Sam Rotterdam, Oscar Gigard, Falcon Stuart, Max Fischer, Heathcote Williams, Lee Kraft, Geert Koolman, Hans Kanters / Pays-Bas / 1974 Di 22 sep 18h30 Me 25 sep 16h30
- Roi des rois (Le) Nicholas Ray / États-Unis / 1960 Lu 9 sep 20h00 Sa 21 sep 15h00
- Ruelles du malheur (Les) Nicholas Ray / États-Unis / 1948 Lu 2 sep 16h30 Je 5 sep 21h30 Sa 14 sep 15h00
- Secret de femme Nicholas Ray / États-Unis / 1948 Sa 31 aoû 19h00 Je 5 sep 19h30
- Traquenard Nicholas Ray / États-Unis / 1958 Di 8 sep 21h15 Me 11 sep 17h00 Sa 28 sep 15h00
- Violent (Le) Nicholas Ray / États-Unis / 1950 Di 1 sep 17h15 Lu 9 sep 17h00 Sa 14 sep 19h15
- We Can't Go Home Again Nicholas Ray / États-Unis / 1971 Me 11 sep 19h15 Di 22 sep 21h00
Rencontres et conférences
- L'Ami américain Wim Wenders

- Les Amants de la nuit Nicholas Ray
- La Fureur de vivre Nicholas Ray
- Les Ruelles du malheur Nicholas Ray

- Born to Be Bad Nicholas Ray
- Les Diables de Guadalcanal Nicholas Ray
- Les Diables de Guadalcanal Nicholas Ray

- Johnny Guitar Nicholas Ray
- À l'ombre des potences Nicholas Ray
- La Fureur de vivre Nicholas Ray
- Secret de femme Nicholas Ray

- Les Ruelles du malheur Nicholas Ray
- Traquenard Nicholas Ray

- We Can't Go Home Again Nicholas Ray
- Les Dents du Diable Baccio Bandini, Nicholas Ray

- Les Cinquante-cinq jours de Pékin Nicholas Ray
- Born to Be Bad Nicholas Ray

- Les Amants de la nuit Nicholas Ray
- Dialogue avec Bernard Eisenschitz à propos des « Amants de la nuit »
- Le Paradis des mauvais garçons Josef von Sternberg
- La Fureur de vivre Nicholas Ray

- Derrière le miroir Nicholas Ray
- Rêves humides Nicholas Ray, Jens Jørgen Thorsen, Sam Rotterdam, Oscar Gigard, Falcon Stuart, Max Fischer, Heathcote Williams, Lee Kraft, Geert Koolman, Hans Kanters

- Le Brigand bien aimé Nicholas Ray
- Les Dents du Diable Baccio Bandini, Nicholas Ray

- Derrière le miroir Nicholas Ray
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