Musidora
Du 3 au 12 janvier 2020
Rendez-nous Musidora, encore !
À en croire Desnos, Breton ou Aragon, Irma Vep c'est tout le cinéma à la fois, voire la grande réalité du siècle : une énigme de chair qui hante sans permission, une définition moderne de la nuit en textile fétiche, un amour de l'ombre félin et indocile.
Mais Jeanne Roques ? Mais Musidora ? Colette avait trouvé la formule : « L'un de mes frères, quand il était petit, voulait absolument que le Bon Dieu inventât pour lui un bâton qui n'a qu'un bout. Mais toi, tu as créé le bâton à trois bouts, dont l'un porte le pinceau, l'autre le joli brin de plume et le troisième un crayon à sourcils. » Dans le désordre, les yeux qui fascinent, c'est aussi : une cinéaste indépendante qui écrit, produit, joue et tourne une trilogie en terre chronotope des années 1920, une artiste peintre élève de l'atelier Schommer et de l'Académie Julian. Une muse marraine de guerre pour les Poilus de l'aviation française. Une essayiste et romancière, une actrice de théâtre chanteuse, une pantomime artiste de music-hall. Le fruit vert de Colette (Petit Musi incarne et tourne ses premiers scénarios, compose le drôle de phalanstère avec Marguerite Moreno et Annie de Pène). Sans oublier l'une des premières coéquipières archivistes à la Cinémathèque française.
Qu'est-elle ?
C'est Nadja, avec Breton, qui le demande. Céline et Julie, chez Rivette, aussi. Une vedette des Folies Bergère qui clame et improvise du Bruant ? C'est somme toute le portrait paradoxal de Louise des Misères de l'aiguille (Armand Guerra) puis d'Irma Vep des Vampires (Louis Feuillade), l'infréquentable criminelle, à la fois communarde refoulée et Fantômas-Fantômette, pionnière transgenre érotique, l'épatante silhouette de magie noire, retenue par la mémoire populaire et témoin de la relation mutante entre la mode et le cinéma. Nue, mais pas tout à fait, et c'est (vam)pire. Embellie par la suggestion, par la représentation parfaite, elle devient icône, le gros plan et toute la grammaire du cinéma semblent inventés pour elle. Musidora a joué de son corps comme d'une lyre pour exprimer toutes les ressources que le plaisir païen, en ses ambiguïtés, peut apporter à l'imagination. Le paroxysme de ses audaces, servi par un style incomparable, gracile, associé à un humour permanent. L'improbable vamp de la maison Gaumont que l'on envoie négocier la censure et qui refuse les doublures, l'amie du Montmartre bohème comme des couturiers des Champs-Élysées (Paul Poiret, qui découpe la soie du fameux maillot), la patte de velours qui tourne la manivelle de Colette et qui, dès 1915, publie son avis dans la presse, tout en décidant de monter ses projets en toute indépendance.
« La Capitana Alegría », l'aventure de la Société des Films Musidora
Dès décembre 1919, Musidora, possiblement sous influence de Colette et d'André Hugon, fonde une société, à son nom et à son image (le logo la représente). Peu importe si elle se ruine. L'Espagne est sa terre d'accueil et d'inspiration, elle tourne ses trois films principaux entre le Pays basque, l'Andalousie et la Castille, plus cinéaste vagabonde que jamais. Désireuse de filmer une terre et son peuple, loin des figurants des studios. De représenter une terre fantasmatique et folklorique ancrée dans une réalité rustique contemporaine. Sans compter le principal alibi, les raisons du cœur, son amant rencontré sur le tournage du mythique Pour Don Carlos : le toreador Antonio Cañero, interprète central du romantico-tragique Soleil et ombre et du fantasque La Tierra de los toros. Pour Musi, faire du cinéma, c'est tout faire (incarner mais aussi écrire, tourner, produire, s'intéresser à toutes les difficultés techniques, faire partie d'une corporation) et c'est surtout ne pas abandonner la scène. Si bien que, quand le cinéma devient sonore, elle le quitte, à 40 ans, préférant l'écriture et le spectacle vivant du théâtre et de la chanson.
Vous avez reçu une lettre... signée Musidora
Appelée et nommée par Langlois à la Cinémathèque, dès 1942 et jusqu'à la fin, en 1957, Musidora œuvre trois jours par semaine en qualité de responsable du service de documentation et de relations avec la presse, à l'origine de la commission de recherche historique, aux côtés de Mitry et de Sadoul, entreprise unique de réunions-entretiens-cinéconférences avec les témoins pionniers du cinéma (Méliès, Cohl, Zecca, Modot, Lortac, Gibory, ...) qui donneront suite à des dépôts colossaux, constituant les collections de l'institution. En 1950, Langlois lui commande un film (300 mètres en 16 mm, tourné-monté-mixé en moins d'une semaine) pour son ambitieux festival d'Antibes, La Magique image, un hommage à Feuillade, hélas introuvable aujourd'hui.
Pas besoin de chiffre rond ou de frapper avant d'entrer pour célébrer Musidora. Mais il est temps de compléter le portrait de l'anagramme Irma Vep, monte-en-l'air indispensable et image immortelle. Desnos, encore : « Musidora, que vous étiez belle dans Les Vampires ! Savez-vous que nous rêvions de vous et que, le soir venu, dans votre maillot noir, vous entriez sans frapper dans notre chambre, et qu'au réveil, le lendemain, nous cherchions la trace de la troublante souris d'hôtel qui nous avait visités ? »
Émilie Cauquy
Le titre du programme est d'après Robert Desnos (article « Propagande », Le Soir, 8 juillet 1928) et fait écho à la programmation co-écrite avec Mariann Lewinsky, « Rendez-nous Musidora », pour le festival Il Cinema Ritrovato en 2019.