Mauro Bolognini
Du 31 octobre au 25 novembre 2019
Au-delà du style
Après quelques années d’assistanat auprès de Luigi Zampa et en France de Jean Delannoy et d’Yves Allégret, il passe à la réalisation avec des films de commande – c’est ainsi que l’on devenait cinéaste dans les années 1950 – dans lesquels il n’exprime guère ses qualités naturelles. En 1955, il tourne une comédie prometteuse présentée au festival de Cannes, Les Amoureux, genre dans lequel il donnera en 1959 un des meilleurs films de Totò, Débrouillez-vous. Toutefois, ce sont les films écrits avec Pier Paolo Pasolini qui lui permettent de s’affirmer. Marisa la coquette et Les Jeunes maris sont encore des œuvres mineures mais Les Garçons et Ça s’est passé à Rome plongent dans l’univers littéraire des Ragazzi di vita et constituent des anticipations des futurs films de l’écrivain. L’observation désenchantée d’une jeunesse à la dérive établit une rupture décisive dans le conformisme d’une société en pleine transformation.
L’art de la nuance
L’évolution vers des œuvres qui expriment davantage sa nature de cinéaste particulièrement soucieux de précision stylistique se fait par étapes. Première grande adaptation d’un texte littéraire, Le Bel Antonio (1960), d’après Vitaliano Brancati, révèle ses talents de metteur en scène au service de romans célèbres. Transposant le récit de l’époque fasciste à la période contemporaine, il y décrit la société sicilienne dominée par la figure virile d’un mâle soudain mis en crise par la découverte de son impuissance. Il signe ensuite deux œuvres qui révèlent son sens aigu de l’image, son aisance à recréer des atmosphères du passé, sa prédilection pour des histoires passionnelles proches du mélodrame, Le Mauvais chemin (1961), d’après Mario Pratesi, et Quand la chair succombe (1962), d’après Italo Svevo. Avec ces films, Bolognini confirme qu’il est un exceptionnel directeur d’acteurs, donnant à Claudia Cardinale en pensionnaire d’une maison close ou en « garçonne » émancipée des rôles à la mesure d’une personnalité plus complexe qu’il n’y paraît. Jean-Paul Belmondo, paysan séduit par les artifices de la ville, et Antony Franciosa, intellectuel incapable d’affronter la réalité, y sont également remarquables. Avec l’aide de Leonida Barboni pour le premier et d’Armando Nannuzzi pour le second, il utilise le noir et blanc avec une science consommée des nuances. Il recrée l’atmosphère de Florence à la fin du XIXe siècle ou de Trieste pendant les années 1920 avec un génie figuratif qui semble sorti du chevalet d’un peintre ou d’un atelier de graveur d’eaux fortes.
Portraits de l’Italie
Après avoir réalisé de nombreux sketches – c’était la mode en Italie et tous les cinéastes y ont sacrifié – dont le poétique La balena bianca (1966) d’après un sujet de Goffredo Parise où il met en scène dans le cadre d’un cirque les amours pathétiques de deux nains, il entame une série de portraits de l’Italie qui change, celle de l’État unitaire de la fin du XIXe siècle et celle de l’époque fasciste, et revisite des lieux auxquels il donne une patine unique. La Florence de Metello, la Milan de Bubù de Montparnasse, la Bologne de La Grande bourgeoisie, la Lucques de Vertiges, la Padoue de Liberté, mon amour ou la Rome de L’Héritage comptent sans doute parmi les images les plus sensuelles que le cinéma ait pu produire de ces lieux souvent portés à l’écran.
Ses films les plus célèbres appartiennent à cette période. Dans chacun d’eux, le cinéaste parvient à mettre le raffinement formel dont il est coutumier au service d’un engagement idéologique et artistique sans concessions. Ainsi, à propos de Metello, il note : « C’est un des films qui me tient le plus à cœur. […] J’ai été vivement critiqué parce que le film était sentimental, non suffisamment politique. Moi, je le voulais sentimental : je n’ai pas honte d’utiliser les sentiments et si le film peut émouvoir, tant mieux. L’histoire que je racontais m’intéressait d’abord comme condition humaine et seulement après comme considération politique. Je ne peux pas faire du cinéma en tant qu’homme politique, je le fais en tant que cinéaste. »
La vie par-dessus tout
Après L’Héritage, sans doute son chef-d’œuvre – le film vaut à Dominique Sanda le prix d’interprétation féminine au festival de Cannes –, Bolognini explore de nouvelles voies et signe deux œuvres quasi expérimentales, L’Absolu naturel d’après Goffredo Parise – un étonnant portrait de femme libérée interprétée par Sylva Koscina – et Black Journal à partir d’un scénario s’inspirant d’un fait divers authentique : pendant la Seconde Guerre mondiale, une mégère assassine ses voisines pour conjurer le mauvais sort et fabrique du savon avec leurs corps. Pour donner la réplique à Shelley Winters en furie vengeresse, les rôles des victimes sont tenus par des hommes travestis (Max Von Sydow, Renato Pozzetto, Alberto Lionello) dans une inspiration baroque assez surprenante.
Bolognini s’est toujours défendu d’éprouver la moindre complaisance à l’égard de la forme : « La recherche que je fais de la forme ne constitue jamais un but. Quand je tourne à Florence ou à Rome, je cherche toujours, dans ces rues, dans ces costumes, la vie. La forme vient après, je ne cherche pas d’abord la forme pour trouver la vie. Voilà une chose dont je suis accusé très souvent. Je tourne le film en très peu de temps ; je n’ai pas le loisir de m’arrêter pour rechercher un beau plan. Je tourne en jetant les gens dans une rue et ensuite, avec la caméra à la main, je vais de l’avant. » Bolognini déclarait encore de façon synthétique : « Cherchez la forme, vous trouverez la mort ; cherchez la vie, vous trouverez la forme. »
Jean A. Gili