Marlen Khoutsiev
Du 10 au 28 mai 2017
Un baromètre poétique de l'Histoire
L'activité de Marlen Khoutsiev, né en 1925 à Tbilissi (Géorgie), commence en 1956 et Nevetchernaia, toujours en production, a été entrepris en 2003. Cette intimité avec l'histoire commence dès son nom, acronyme de Marx et Lénine, et sa biographie : douze ans quand son père disparaît, seize ans quand éclate la guerre à laquelle, malade, il ne peut prendre part, son premier film réalisé l'année du « rapport Khrouchtchev » sur le culte de la personnalité.
Gels et dégels
Tournés aux studios d'Odessa, ses deux premiers films sont marqués par un refus d'enjoliver le contemporain. Les Deux Fédor (1958) surtout est une vision sans optimisme de la reconstruction après la victoire, portée par la figure tourmentée de Vassili Choukchine, futur grand cinéaste. Au lieu d'un sens proclamé du devoir, seule pèse la force des personnages, qui vont, au fil des films, définir une nouvelle forme de civisme : un thème qui « se développe à l'intérieur des matériaux concrets, de la vie quotidienne ». C'est à Moscou qu'il réalise en 1961-1962 Le Faubourg d'Ilytch, film phare sur les attentes de la jeunesse et les questions morales qu'elle se pose. Ce sont des années où la vie publique reprend ses droits, elle retrouve la poésie et la rue. Mais au-delà d'une illustration de ce moment, le film y trouve sa forme : un tournage en extérieurs qui donne à voir la capitale comme rarement, une chronique très structurée imposant un rythme ample, en fin de compte plus proche de La Dolce vita (version morale-soviétique) que de la Nouvelle Vague. En 1963, Nikita Khrouchtchev, qui a peu avant attaqué la peinture abstraite et critiqué les intellectuels, s'acharne publiquement sur Le Faubourg d'Ilytch : les jeunes qu'il montre sont « moralement infirmes, dépourvus d'idéaux », leurs pères n'ont pas de voie à leur montrer. « Non, la société ne peut pas se fier à de tels personnages. » Face à la parole du chef de l'État, Khoutsiev doit en partie retourner et remonter le film, qui sort – dans une version qu'il assume – sous le titre de J'ai vingt ans, après la chute de Khrouchtchev. Il ne sera restauré dans sa version première qu'en 1988. De fait, Khoutsiev et son héros croient bien au socialisme, ils s'opposent aux cyniques (dans ce rôle, une belle composition d'Andreï Tarkovski), aux égoïstes, aux délateurs. Serioja énumère les choses qu'il prend au sérieux : « La Révolution, l'Internationale, l'année 1937, la guerre, les soldats, le fait que presque aucun d'entre nous n'a de père. » Le sien est tombé au combat, et un peu plus tard, le dialogue entre le fils de vingt-trois ans et le père, mort à vingt-et-un, est un des grands moments polémiques et poétiques du Faubourg d'Ilytch. Mais le spectateur des années 1960 ne pouvait manquer de penser à d'autres circonstances, à d'autres pères disparus, comme celui du cinéaste, victime des purges en 1937.
Le passé au présent
La notoriété de Khoutsiev reste attachée à cette cause célèbre. Trois ans après le scandale, Pluie de juillet (1966), et en 1970 C'était le mois de mai, produit par la télévision, sont encore plus radicaux. Le premier, autour d'une belle figure de femme, parle de l'indifférence et de la dévalorisation des idéaux qui vont caractériser les années Brejnev. Dans C'était le mois de mai, un groupe de soldats soviétiques en Allemagne découvrent qu'ils sont sur l'emplacement d'un camp de concentration. Comme toujours chez Khoutsiev, le passé fait irruption soudain, à égalité avec le présent.
Ni l'un ni l'autre film ne subit de censure, mais leur diffusion est limitée. Peu après, il se tourne vers la pédagogie et devient un des enseignants de cinéma les plus respectés, un maître pour plusieurs générations. Les films qu'il imagine, il les tourne à intervalles espacés, selon les circonstances, avant et après la fin de l'URSS. « Je ne peux pas faire autrement : j'aime observer le changement des saisons dans mes films, procéder lentement, en rassemblant mes réflexions. C'est pourquoi je fais des films rarement, avec lenteur. Il ne me suffit pas d'avoir un sujet, une histoire. »
La guerre est présente dans tous ces films, qu'il s'agisse de son dernier en date, Hommes de 1941 (2001), film de montage à la première personne, ou d'Épilogue (1984), confrontation jubilatoire entre un vieillard exceptionnel qui vit ses souvenirs à chaque instant et un homme plus jeune, perplexe devant ce bouleversement de son quotidien. Nouveau changement de ton avec Infinitas (1992), journal intime de pensées nées du quotidien. Comment attraper le monde par les sens ? Par la pluie, la poésie, les rencontres, la conversation, encore et toujours par le dialogue avec les morts.
Une figure matricielle des films de Khoutsiev est une ville déserte à l'aube où surgit un groupe de jeunes, ou d'amis, conversant ou dansant. Il y a un grand mystère – sans aucune transcendance – dans le fait de croiser quelqu'un dans la rue : « J'ai donné du feu à cet homme, je ne l'ai vu que quelques secondes, le temps que l'allumette brûle, mais c'était peut-être la rencontre la plus importante de ma vie et je ne le savais pas » (Infinitas). On peut dire de ses films, comme on l'a fait récemment à propos de Tchekhov (qui, dans le prochain film de Khoutsiev, dialogue avec Tolstoï) : « Ce qui est intéressant chez lui, c'est la façon dont les gens vivent et parlent les uns avec les autres. Ça a à voir avec le bavardage... peut-être au fond la fonction essentielle du langage. Il ne s'agit pas de la vérité de la parole, mais de l'action de se tendre l'un vers l'autre ».
Bernard Eisenschitz