Les corps indociles
Cela commence toujours, inévitablement, par le scandale de La Grande Bouffe (1973) : les flatulences, la merde, les ripailles tragiques de quatre gentlemen qui décidaient de mourir dans une villa de l'Ouest parisien. L'innocence n'était plus de mise, alors le public de l'ère pompidolienne n'a jamais pardonné à Marco Ferreri de se voir reflété dans le portrait d'une bourgeoisie repue et désabusée. L'invective ou, au mieux, la méfiance, puis l'oubli, ont poursuivi le cinéaste. Mais Sade hurlait déjà : « On n'est pas criminel pour faire la peinture des bizarres penchants qu'inspire la nature. » Alors il est temps de revoir La Grande Bouffe comme l'un des plus grands films sur l'amitié, et de redécouvrir l'œuvre d'un maître mésestimé du cinéma mondial.
Né à Milan en 1928, Ferreri a dirigé plus de trente-cinq films en près de quarante ans de carrière. Sa manière de parler du métier, en artisan, ajoute la modestie aux nombreuses qualités d'un cinéma furieux et lucide – une forme de sédition constante face aux impostures idéologiques de son époque. Après des études de vétérinaire interrompues pour se mêler à l'effervescence du milieu intellectuel romain, il rencontre Luigi Malerba et Alberto Lattuada, dont il produit les films et qui le font débuter comme acteur occasionnel. Devenu commis voyageur, il part en Espagne au milieu des années 1950. À Madrid, il rencontre Rafael Azcona, auteur satiriste qui deviendra l'un de ses plus fidèles collaborateurs. Le compagnonnage au long cours avec le scénariste espagnol donne aux premiers films les couleurs du picaresque : El pisito (1958), romance triste sur fond de crise immobilière, et El cochecito (1960), conte cruel d'un vieillard esseulé rêvant d'une voiturette d'handicapé, le font connaître comme un chantre de l'humour noir. Ces films ouvrent la voie à un comique grinçant qui se heurte d'emblée à la censure franquiste. L'hospitalité espagnole ayant des limites, Ferreri s'empresse de retourner en Italie.
Le couple à ciel ouvert
Le cinéaste retrouve le miracle économique d'après-guerre, l'élan d'une modernité dont il ne tardera pas à souligner les failles. Le Lit conjugal (1963) s'attire les foudres de l'État italien. Le film est malgré tout présenté au Festival de Cannes, où Marina Vlady obtient le prix d'interprétation pour cette parabole terrible du désir de maternité comme norme, un film où le mariage ne peut se bâtir qu'à l'ombre du Vatican, sur les ruines de l'heureuse volupté de l'homme. Son partenaire Ugo Tognazzi incarne par la suite d'autres personnages inoubliables de l'univers ferrerien, dont le monstrueux Antonio du Mari de la femme à barbe (1964), l'impresario qui épouse une femme atteinte d'hypertrichose dont on ne sait jamais s'il l'a aimée ou exploitée comme bête de foire – le génie de Ferreri étant de suggérer que, probablement, cela revenait au même.
La rencontre avec Marcello Mastroianni, colosse à la beauté fauve, permet à son cinéma de montrer à la fois le rêve et le cauchemar de la société de consommation. Ce sera le cas notamment dans le splendide Break-up, autre film à la trajectoire tumultueuse, mutilé par son producteur, repris des années après par Ferreri avec la complicité de son acteur – ou, plus tard, du lumineux Liza (1972). Bénéficiant d'un budget confortable, Ferreri tourne Le Harem (1967), film trop peu connu, conçu comme un dispositif à la logique implacable : une femme résolument moderne tente de constituer son propre harem. L'échec de cette expérience finit par s'abattre sur elle avec le poids des constructions mentales qui creusent un abîme entre les sexes. La période d'agitation politique voit Ferreri se rapprocher de la gauche italienne, de Pasolini, qui le dirige dans Porcherie aux côtés d'Anne Wiazemsky. L'actrice française à la beauté évanescente apparaît dans La Semence de l'homme (1969), film unanimement boudé, une abstraction froide de l'apocalypse provoquée par l'irrémédiable bêtise de l'espèce humaine.
Furioso ma non troppo
Michel Piccoli, dans le chef d'œuvre absolu qu'est Dillinger est mort (1968) confirme que si jamais il y eut un cinéma de l'absurde, c'est Ferreri qui l'a porté à son sommet. L'homme est partagé entre désir et désespoir. Parfois un cri, une vision, un bord de mer permettent d'entrevoir les bords estompés de la vie dont il est privé. Alors, il faut que le désespoir dure encore un peu (L'Audience,1972), qu'il se pare de beautés terrestres (La Grande Bouffe) ou qu'il devienne un délirant happening (Touche pas à la femme blanche !, 1974). Gérard Depardieu décrit l'espace de la mélancolie du mâle moderne (La Dernière Femme, 1976), l'exportant dans les paysages américains (Rêve de singe, 1978) devenus des décors sans consistance (Conte de la folie ordinaire, 1981). La rencontre amoureuse dure le temps qu'il faut au désespoir pour avaler un homme (La Chair, 1991). De l'échec de la comédie à la radiographie de la misère affective (I Love You, 1986 ; Journal d'un vice, 1993), Ferreri n'a jamais été complaisant envers les hommes qu'il a représentés, fussent-ils les plus grands acteurs de son époque. Son cinéma signe la fin de la masculinité triomphante du fascisme, l'avènement d'une féminité nouvelle – souveraine, généreuse – qu'annoncent L'Histoire de Piera (1983) ou Le futur est femme (1984). Catherine Deneuve, Annie Girardot, Ornella Muti, Hannah Schygulla, Ingrid Thulin, ont incarné les oracles que les hommes ferreriens rêvaient, à tort, comme guérisseuses. La Maison du sourire (1991), « film de vieux » mal aimé, étend l'espoir d'une vision féminine et féministe du monde.
Ferreri a aussi fabriqué des objets composites pour la télévision (Le Banquet, Faictz ce que vouldras) ; mais son dernier film, Nitrate d'argent (1996), sorti peu après sa mort, célèbre le centenaire du cinématographe, prouvant humblement que le septième art aura été le seul rêve collectif du XXe siècle. Artiste de l'extinction du monde, amoureux des animaux, moraliste implacable, Ferreri est aussi le plus généreux des cinéastes culte. Probablement parce que la pitié le rendit plus âpre.
Gabriela Trujillo
Dans les salles
Films, rencontres, conférences, spectacles
Du 26 janvier au 28 février 2022
Les films
- Appartement (L') Marco Ferreri, Isidoro M. Ferry / Espagne / 1958 Ve 28 jan 19h00 Je 10 fév 17h00
- Audience (L') Marco Ferreri / Italie-France / 1971 Di 30 jan 16h30 Di 20 fév 16h30
- Aujourd'hui, demain et après-demain Eduardo De Filippo, Marco Ferreri, Luciano Salce / Italie-France / 1965 Me 9 fév 17h00 Ve 18 fév 17h00
- Break-up, érotisme et ballons rouges Marco Ferreri / Italie-France / 1965 Me 26 jan 20h00 Je 17 fév 17h00
- Chair (La) Marco Ferreri / Italie / 1990 Sa 12 fév 19h30 Sa 26 fév 17h00
- Conte de la folie ordinaire Marco Ferreri / Italie / 1981 Sa 5 fév 22h00 Lu 21 fév 21h30
- Dernière femme (La) Marco Ferreri / Italie-France / 1975 Ve 4 fév 22h00 Di 20 fév 21h30
- Dillinger est mort Marco Ferreri / Italie / 1968 Sa 29 jan 21h45 Sa 19 fév 21h30
- Los Chicos Marco Ferreri / Espagne / 1959 Me 2 fév 21h15 Ve 11 fév 17h00
- Futur est femme (Le) Marco Ferreri / Italie-France-RFA / 1984 Di 6 fév 22h00 Sa 26 fév 19h00
- Grande bouffe (La) Marco Ferreri / France-Italie / 1973 Sa 29 jan 19h00 Di 20 fév 18h45
- Harem (Le) Marco Ferreri / Italie-France / 1967 Di 30 jan 19h00 Ve 18 fév 19h30
- Histoire de Piera (L') Marco Ferreri / Italie-France / 1982 Di 6 fév 19h45 Ve 25 fév 21h15
- I Love You Marco Ferreri / France-Italie / 1985 Me 9 fév 19h00 Ve 25 fév 19h00
- Journal d'un vice Marco Ferreri / Italie / 1993 Di 13 fév 17h45 Ve 25 fév 17h00
- Lit conjugal (Le) Marco Ferreri / Italie-France / 1962 Je 27 jan 19h00 Sa 12 fév 14h30
- Liza Marco Ferreri / France-Italie / 1971 Sa 5 fév 14h30 Sa 19 fév 19h30
- Maison du sourire (La) Marco Ferreri / Italie / 1990 Sa 12 fév 21h30 Di 27 fév 14h30
- Marcia nuziale Marco Ferreri / Italie-France / 1964 Sa 29 jan 17h00 Me 16 fév 17h00
- Mari de la femme à barbe (Le) Marco Ferreri / Italie-France / 1963 Je 27 jan 21h00 Sa 12 fév 16h30
- Nitrate d'argent Marco Ferreri / France-Italie / 1995 Di 13 fév 19h45 Di 27 fév 17h00
- Petite voiture (La) Marco Ferreri / Espagne / 1960 Ve 28 jan 21h00 Lu 14 fév 17h00
- Pipicacadodo Marco Ferreri / Italie-France / 1979 Di 6 fév 17h30 Sa 26 fév 21h15
- Rêve de singe Marco Ferreri / Italie-France / 1977 Sa 5 fév 19h00 Ve 18 fév 21h45
- Semence de l'homme (La) Marco Ferreri / Italie / 1969 Ve 4 fév 19h00 Di 27 fév 19h00
- Touche pas à la femme blanche Marco Ferreri / France / 1973 Di 30 jan 21h15 Sa 19 fév 17h00
- Y'a bon les blancs Marco Ferreri / France-Italie-Espagne / 1987 Me 9 fév 21h15 Sa 26 fév 14h30
Courts métrages
- Contre-sexe : Il Professore Marco Ferreri / Italie-France / 1964 CM Me 23 fév 17h00 Je 24 fév 19h30
- Faictz ce que vouldras Marco Ferreri / France / 1995 Me 23 fév 17h00 Je 24 fév 19h30
- Femmes accusent (Les) Marco Ferreri / Italie / 1961 CM Me 16 fév 20h30 Je 24 fév 21h30
- Perché pagare per essere felici!! Marco Ferreri / Italie / 1970 Me 16 fév 20h30 Je 24 fév 21h30
Films pour la télévision
- Banquet (Le) Marco Ferreri / France-Italie / 1988 Lu 14 fév 19h00 Di 27 fév 21h30
- Corrida! Marco Ferreri, Luigi Malerba / Italie / 1966 Ve 4 fév 17h30 Lu 28 fév 17h00
- Yerma Marco Ferreri / Italie / 1978 Lu 14 fév 20h45 Lu 21 fév 16h30
Rencontres et conférences

- Break-up, érotisme et ballons rouges Marco Ferreri
- Le Lit conjugal Marco Ferreri

- Le Mari de la femme à barbe Marco Ferreri
- L'Appartement Marco Ferreri, Isidoro M. Ferry

- La Petite voiture Marco Ferreri

- Los Chicos Marco Ferreri
- Corrida! Marco Ferreri, Luigi Malerba
- La Semence de l'homme Marco Ferreri

- La Dernière femme Marco Ferreri

- Aujourd'hui, demain et après-demain Eduardo De Filippo, Marco Ferreri, Luciano Salce
- I Love You Marco Ferreri
- Y'a bon les blancs Marco Ferreri

- L'Appartement Marco Ferreri, Isidoro M. Ferry

- Los Chicos Marco Ferreri

- La Petite voiture Marco Ferreri
- Le Banquet Marco Ferreri
- Yerma Marco Ferreri
- Marcia nuziale Marco Ferreri

- Les Femmes accusent Marco Ferreri CM
- Perché pagare per essere felici!! Marco Ferreri

- Break-up, érotisme et ballons rouges Marco Ferreri
- Aujourd'hui, demain et après-demain Eduardo De Filippo, Marco Ferreri, Luciano Salce

- Le Harem Marco Ferreri
- Rêve de singe Marco Ferreri

- Contre-sexe : Il Professore Marco Ferreri CM
- Faictz ce que vouldras Marco Ferreri
- Contre-sexe : Il Professore Marco Ferreri CM
- Faictz ce que vouldras Marco Ferreri

- Les Femmes accusent Marco Ferreri CM
- Perché pagare per essere felici!! Marco Ferreri
- Journal d'un vice Marco Ferreri
- I Love You Marco Ferreri

- L'Histoire de Piera Marco Ferreri
- Corrida! Marco Ferreri, Luigi Malerba
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