Luc Moullet
Du 8 au 30 septembre 2021
La tête et les jambes
Luc Moullet est un critique formidable, qui a signé des textes de premier ordre, avant tout aux Cahiers du Cinéma, où il entra dès l'âge de 19 ans, parce qu'il était, grâce à sa maîtrise de l'anglais, le critique le mieux documenté de Paris – sa toute première publication fut une bio-filmographie commentée d'Edgar George Ulmer. Comme pour cette génération dont il est le benjamin, la critique fut pour lui une prise d'élan vers la réalisation, même s'il ne perdra jamais de vue l'écriture sur le cinéma, ce pilier des Cahiers allant même jusqu'à signer un texte en 2006 dans la revue Positif ! Bien avant ce haut fait, c'est un texte d'une pertinence presque visionnaire sur Jean-Luc Godard, paru dans les Cahiers en avril 1960, qui facilita la rencontre de Moullet avec le producteur d'À bout de souffle, Georges de Beauregard. Celui-ci finança son premier court métrage, Un steack trop cuit (1960). Pour reprendre les mots de Moullet : « C'était parti mon kiki... »1 Ce qui était parti, c'est cette filmographie parmi les plus enthousiasmantes, désopilantes, bizarres, inclassables du cinéma français – dix longs métrages et trois fois plus de courts.
Il pense donc il est (suit)
Pour en venir plus directement aux films de Luc Moullet, on partira d'un autre texte, portant sur l'édition 1959 du festival de San Sebastián.2 Avant d'en arriver à la sélection (écrasée par La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock), il réfléchit, médite longuement et minutieusement – plus de la moitié de l'article – à ces grands raouts, et à sa propre condition de festivalier. Il en vient à fonder le concept d'« antidialectisme de la cérébralité », qui répond aux caractéristiques suivantes : « Écrire, écrire, toujours écrire. Je pense donc je suis... Mais non, je pense donc je n'essuie pas, car il n'y a rien à essuyer. J'ouvre à l'extrême le robinet de mon lavabo, espérant au fond de moi-même qu'il va péter, et que je vais avoir à le réparer, à réprimer une inondation. »
Moullet semble ici décrire l'un des principaux caps de son cinéma : non pas que celui-ci penserait et essuierait à la fois, mais concilierait étroitement le cogito – les mots, le raisonnement, l'abstraction, un côté encyclopédique, érudit – et le fait d'être physiquement, par une mise en jeu des corps, et au-delà de la matérialité des choses, des lieux avec lesquels il a noué une passion intense dès la plus jeune âge par le biais des cartes géographiques. Ce lien entre le logos, les jeux de langage (et de niveaux de langage) et l'outrance de la gestuelle, bestiale, du personnage masculin (Albert Juross, pseudonyme du frère de Luc Moullet, Patrice) est à l'œuvre dès Un steack trop cuit. Ce hiatus façonne un humour singulier, assez malaisant, dans une frontalité – jusque dans nombre de cadrages caractéristiques de la mise en scène de Moullet – qui indisposa certains. Cette première réalisation annonce donc un cinéma qui a la tête et les jambes, où, à la fois, l'on pense abstraitement et où l'on est concrètement, physiquement.
On ne fera pas ici la liste des films et situations où se vérifierait cette sorte de théorème moulletien, mais on ne peut manquer de mentionner la dépense physique, les muscles en action de Françoise Vatel et Monique Thiriet dans Les Contrebandières (1968), précisément leurs jambes élégantes largement dévoilées en de multiples occasions. Ou encore Jean-Pierre Léaud, ses gambettes assez courtes, sa tête coiffée de son large chapeau, dévalant comme un dératé les roubines dans Une aventure de Billy le Kid (1971). La tension entre la tête et les jambes atteint peut-être son sommet dans Parpaillon (1992), improbable rallye sur deux roues nous mettant en présence d'une foule de coureurs, dont deux cyclistes qui, dans l'effort, récitent l'un la filmographie complète de John Ford et l'autre – Moullet lui-même – déclamant son article sur Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi. Soit un épuisement à la fois physique et intellectuel, prenant lui-même place dans le cadre d'une tentative d'épuisement d'un lieu – le fameux col de Parpaillon, situé dans les Alpes du Sud.
Oblique droiture
Bien sûr, la tête et les jambes, ce sont aussi et même surtout celles de Luc Moullet, dont la présence dans ses films, d'abord en filigrane, s'affirme à partir d'Anatomie d'un rapport (coréalisé en 1975 avec sa compagne Antonietta Pizzorno), lequel constitue une expérience de cinéma autofictionnelle radicale, engageant aussi bien l'intellectualisation des rapports amoureux et sexuels que l'exhibition des corps, jusque dans leur plus complète nudité. Et dans ce florilège, il est impossible de ne pas mentionner cette stupéfiante danse de Saint-Guy qui, au son de Pop Corn de Hot Butter, secoue son corps et son être dans Ma première brasse (1981). On finira cette petite énumération à propos de la mise en jeu de lui-même en constatant qu'il est allé jusqu'à mettre en scène – et tenter d'annuler – sa propre disparition dans Le Prestige de la mort (2006).
Avec cette tête bien faite et ces jambes vigoureuses, une troisième instance se situe au cœur du cinéma de Luc Moullet : son regard. C'est un regard d'un bleu presque glaçant, dont le point de départ est la droiture, et le point d'arrivée, l'oblique. Il est avant tout redoutablement perçant, capable de révéler aux choses ce qu'elles sont : le métro (Barres), des terrils (La Cabale des oursins), la ville de Foix (le film éponyme), celle de Des Moines dans l'Iowa (Le Ventre de l'Amérique), un pentagone dans les Alpes du Sud (La Terre de la folie), les chiens qui s'appellent ainsi parce qu'ils chient partout (L'Empire de Médor). Pour ne citer que ceux-là... Le regard de Luc Moullet a ce talent exceptionnel de rendre fantasque la réalité, sans la trahir, sans mentir, simplement en la dévisageant. Il voit juste autrement, assurément mieux que quiconque.
Arnaud Hée
1. Luc Moullet, Piges choisies (de Griffith à Ellroy), 2009, Capricci, p 57.
2. « Le Martyre de San Sébastien », Cahiers du cinéma, n° 99, septembre 1959.