Leo McCarey
Du 29 août au 24 septembre 2018
L'art ravissant de la ritournelle
L'œuvre de Leo McCarey (1896-1969) témoigne des bouleversements techniques et esthétiques du cinéma classique américain. Son œuvre monumentale assure, en quelque quarante films, la transition de l'invention du burlesque dans la période muette à l'affirmation, dans les années 1940, de la screwball comedy, en passant par le mélodrame flamboyant, la parabole morale et la fiction patriotique. Réalisateur trois fois oscarisé, contemporain et ami de Frank Capra et Alfred Hitchcock, il appartient à la génération mythique des grands artistes des studios, bien que la critique française ait longtemps hésité à lui reconnaître la trempe d'un John Ford ou d'un Ernst Lubitsch. Après s'être essayé à la boxe, la musique et le droit, Leo McCarey devient, selon sa propre expression, le « script-girl » de Tod Browning avant de commencer sa carrière comme conseiller dans les studios Hal Roach en 1923. Sa trajectoire de réalisateur peut s'appréhender en quatre grandes périodes : les débuts comme démiurge dans le cinéma muet (créateur du tandem Laurel et Hardy ou du comique émouvant de Charley Chase), les années des premiers longs métrages parlants auprès d'acteurs à la renommée puissante (Eddie Cantor, W. C. Fields, Mae West, les Marx Brothers, Harold Lloyd), l'affirmation et la maturité de ses grandes œuvres (L'Extravagant Mr Ruggles, Cette sacrée vérité, Place aux jeunes, Elle et lui), les années édifiantes enfin où la morale, la religion et le patriotisme charpentent l'univers dramatique (Lune de miel mouvementée, La Route semée d'étoiles, My Son John, La Brune brûlante).
Le cinéma, art de la répétition
Mais à revoir les films de ce réalisateur hors pair, on constate qu'il est peut-être plus intéressant de repérer certains échos qui se répercutent au long de cette œuvre foisonnante. Son cinéma féru de musique, dense et aventureux, exige l'insistance, le revenez-y, la méprise et le recommencement. Non, McCarey n'a pas toujours fait le même film : il exalte l'invention continue à travers de solides motifs récurrents, créant ainsi un inextinguible répertoire de puissances narratives. On peut énumérer toutes sortes de résonances à la fois à l'intérieur des films – tel que l'impose le comique de répétition, dont on trouve la quintessence dans la série des Laurel et Hardy, comme Wrong Again (Y'a erreur !, 1929) – et de film en film, par la présence d'acteurs emblématiques (la série des Charley Chase, le personnage du père O'Malley de La Route semée d'étoiles en 1944 que l'on retrouve l'année suivante dans Les Cloches de Sainte-Marie, toujours sous les traits de Bing Crosby). Dans un autre registre, on constate le retour des titres comme Duck Soup (Maison à louer, l'un des premiers courts de la série des Laurel et Hardy, où, sous la supervision de McCarey, se met en place la dynamique implacable et définitive de ce couple mythique) et Duck Soup (La Soupe au canard, 1933) où les Marx Brothers déconstruisent à leur tour l'ordre établi dans un anarchique morceau de bravoure. Enfin, l'exemple le plus célèbre reste celui, devenu un cas d'école, de l'auto-remake de Love Affair (Elle et lui, 1939), devenu An Affair to Remember (Elle et lui, 1957).
Intimité du désordre
La dynamique des films de Leo McCarey repose sur l'inéluctabilité de l'incident : l'irruption majeure d'événements qui bouleversent l'état des choses, comme le désordre amoureux de Charley Chase déguisé en majordome (Métier de chien, 1926) ou la beauté explosive de Mae West (Ce n'est pas un péché, 1934), le tourbillon ubuesque de Groucho Marx, la verve de Charles Laughton (L'Extravagant Mr Ruggles, 1935), la vitalité déconcertante de Bing Crosby. Face à ce type d'irruptions, les films de la période classique font montre d'une volonté de rétablir un certain ordre, en reconduisant des valeurs fondamentales : la loi morale, le patriotisme, la foi, la solidarité. Ce bon vieux Sam (1948) décrit ce qui arriverait à un homme qui aspire à la sainteté dans le monde moderne, et My Son John (1952), le drame maccarthyste d'un homme aliéné par le communisme. Lune de miel mouvementée (1942) est le film engagé qui parodie l'ennemi nazi, avant que le triomphalisme américain ne soit à son tour tourné en dérision dans La Brune brûlante (1958).
Le pas de deux
Charley Chase a été la première icône de l'enchantement amoureux quotidien dans Le Mari à double face et Innocent Husbands. Mais par la suite, la dynamique à l'œuvre chez Leo McCarey repose sur la création de tandems d'acteurs qui comme Bouvard et Pécuchet sont la réitération l'un de l'autre : Laurel et Hardy, Irene Dunne et Charles Boyer, Irene Dunne et Cary Grant, Cary Grant et Deborah Kerr, Charles Laughton et Charles Ruggles, Bing Crosby et Barry Fitzgerald puis Bing Crosby et Ingrid Bergman... Place aux jeunes (1937) est la fable triste qui dépeint une jeunesse égoïste et matérialiste, à laquelle s'opposent Beulah Bondi et Victor Morre, grimés en vieux parents rebelles, qui décident de revivre, le temps d'un soir et pour la dernière fois, l'amour d'un couple sans enfants. Du paso doble qui charpente la plupart des films, il ressort une esthétique proche de la ritournelle – ou la joie inépuisable de la dialectique entre répétition et variation, qui place McCarey au sommet des auteurs qui ont le mieux décrit les intermittences du sentiment amoureux. Dans les deux versions de Elle et lui (où l'on passe du charme renversant de Charles Boyer à la sagacité de Cary Grant), les personnages doivent se croire sur parole et prendre le risque du quotidien, de la répétition : déception ou jubilation, qui le sait ? La méprise, puis la reprise sont les moyens par lesquels le cinéma de McCarey exalte l'inventivité et la joie amoureuses. Ses comédies romantiques ravissent au sens propre parce qu'au sein d'un quotidien qui déchante, le scénario impeccable trouve l'imprévisible détail qui permet de relancer la fiction amoureuse (les couples de Poker Party en 1934). Enfin, Cary Grant et Irene Dunne entament, dans Cette sacrée vérité (1937), une inoubliable danse à deux temps sans levée, racontant une fable à la cadence endiablée qui montre qu'en amour, comme au cinéma, pas d'histoires : tout est toujours à recommencer.
Gabriela Trujillo