Le nouveau cinéma roumain
Du 27 mars au 4 avril 2019
Un art de la fatalité
Finalement, la vie cinématographique s'apparente à la vie tout court, et au développement des espèces en son sein. Depuis le bouillon primitif des premières reproductions mécaniques de la réalité, nous ne maîtrisons pas tout de son mystère. Pourquoi s'épuise-t-elle ici ? Pourquoi apparaît-elle là ? Y avait-il une raison particulière pour que le cinéma roumain devienne, depuis une dizaine d'années, l'un des mouvements cinématographiques les plus passionnants de ce début de siècle ? Lucian Pintilie, unique concurrent roumain dans la course internationale des auteurs, ou même Nicolae Ceaușescu, despote tragi-comique « bigger than life », ne sauraient suffire à l'expliquer. Il faudrait peut-être aller plus loin – Tzara, Ionesco, Cioran ? – ou bien considérer la manière dont, en décembre 1989, on vola à ce peuple jusqu'à sa libération du communisme pour sans doute commencer à comprendre quelque chose. En tout état de cause, le nouveau cinéma roumain, dans son évidente dimension de génération spontanée, est à prendre avec son secret constitutif.
Son acte de naissance sur la scène internationale n'est est pas moins déposé au festival de Cannes, en 2005, avec la sélection de La Mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu. L'histoire d'un vieil homme trimballé d'hôpital en hôpital, ignoré et humilié, avant que d'y perdre la vie dans un souffle, entre deux couloirs. Il fallait donc une ironie proprement roumaine du sort pour que le récit de cette dantesque agonie marque la renaissance du cinéma national. Encore fallait-il être avisé pour le penser en 2005 sur la foi de cette farce macabre, aussi remarquable fût-elle. Suivront néanmoins, découverts dans la même petite ville du Sud de la France, 12h08 à l'est de Bucarest de Corneliu Porumboiu (Caméra d'or), puis en 2007 California Dreamin' de Cristian Nemescu et 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, qui enlève quant à lui la Palme d'or.
Prouesses esthétiques
La machine était lancée, tournant désormais comme une boule à facettes.
Puiu ? Hypocondriaque, sombre comme la mort, tranchant comme le couteau, ne crachant pas sur la prouesse esthétique, d'une drôlerie définitive. Toutes choses pressenties dans son Lazare privé de ticket retour. Suivront deux prouesses esthétiques : Aurora (2010), passage de l'autre côté du miroir d'un serial killer interprété par l'auteur, suivi trois heures durant dans la préparation de son acte, qui ne le distingue pas plus que cela du reste de l'humanité. Puis Sieranevada (2016), réunion familiale autour d'un défunt en voie de décomposition et d'un repas funéraire qui se fait attendre, dans les cent mètres carrés d'un appartement bucarestois gangrené par une tendre névrose.
Porumboiu ? Roi du canular mental, élégant filmeur de concepts, il élève la ratiocination au rang des beaux-arts. Son 12h08 à l'est de Bucarest se déroule dans un studio de télévision miteux où trois imposteurs ineptes célèbrent seize ans plus tard la révolution de 1989, événement non moins louche que ses commentateurs. Magnifique comédie qui pose au précis d'histoire roumaine.
Mungiu ? Il apporte au baroque invétéré de ses camarades le refroidissement du naturalisme. Ses films empruntant souvent à la tortueuse réalité du fait divers roumain, il apparaît que le baroque, trouvant chez lui la porte fermée, rentre par la fenêtre. Il en résulte, dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, la méticuleuse épopée d'un avortement clandestin dans la Roumanie médiévale de Ceaușescu, filmée comme un documentaire, tendue comme un thriller. Sur un registre moins dramatique, mais aussi tragique dans le fond, Baccalauréat (2016) épingle l'implication de plus en plus pathétique d'un père pour favoriser le passage du baccalauréat de sa fille, mettant à nu le redoutable engrenage de la corruption sociale.
Comptons aussi avec le portrait picaresque, encore qu'arrêté en gare, de la bêtise la plus reculée (California Dreamin' de Cristian Nemescu, 2007), une satire joyeuse de l'idiotie avilissante du marketing (La Plus belle fille du monde de Radu Jude, 2009), le hachage menu d'un clan d'apparatchiks couvrant l'homicide accidentel causé par un grand dadais nommé Barbu (Mère et fils de Călin Peter Netzer, 2013), une mise à l'épreuve morale du métier et des méthodes du journalisme d'investigation (Fixeur d'Adrian Sitaru, 2017). Il sera également démontré ici que l'art délicat du montage d'archives tient dans le vétéran Andrei Ujică un maître mondial (L'Autobiographie de Nicolae Ceaușescu, 2010), et qu'un des fleurons de l'histoire de l'animation documentaire est signé par Anca Damian avec Le Voyage de monsieur Crulic (2011), collage poétique en mémoire d'un jeune Roumain mort dans une geôle polonaise.
Humour et tragédie
Nonobstant les nuances tonales qui s'expriment dans cette diversité, on voit bien ce qui relie ces films entre eux. L'humour noir, la farce tragique, la croyance en une certaine grandeur de la médiocrité humaine. Soit un goût d'ensemble prononcé pour l'absurdité des systèmes et pour la comédie fataliste qui en rend compte. Non pas l'absurde fantasque de la « screwball comedy ». Non pas l'absurde monstrueux de la comédie italienne. Bien plutôt un absurde qui naîtrait de l'épuisement d'une trivialité prise au pied de la lettre. Un cinéma qui nous invite à penser que même l'ordinaire relève en Roumanie de la surréalité et que par voie de contamination, pour ne pas dire de la plus stricte nécessité vitale, le raisonnement qui s'y confronte ne peut avoir lui-même que l'apparence de la rationalité. C'est ainsi que ce cinéma se présente ostensiblement comme l'art du sophisme et de la constante remise en scène de la réalité, procédant d'une expérience historique qui le familiarise avec ce que le philosophe Clément Rosset nomme l'idiotie du réel : « Si le sort le plus général du réel est d'échapper au langage, le sort le plus général du langage est de manquer le réel ». La conscience de cette double irréductibilité marque le génie du cinéma roumain.
Jacques Mandelbaum