Un art à l’épreuve de la tragédie
Conçue en contrepoint au livre paru en novembre dernier aux éditions des Cahiers du cinéma, « Le cinéma et la Shoah, un art à l’épreuve de la tragédie du XXe siècle », cette programmation est née d’un constat : le hiatus existant entre une hypothèse forte de la pensée cinéphile, qui relie la modernité cinématographique à la prise de conscience du désastre des camps nazis, et la rareté des entreprises qui auront en définitive tenté de la mettre à l’épreuve. On connaît la généalogie de cette pensée, de même que le paradoxe qui l’accompagne et qui consiste à avoir durablement imprégné les esprits et les débats à partir d’un corpus théorique relativement ténu. Deux articles et un film monumental en constituent, de fait, le noyau dur, autour duquel de vives et parfois fructueuses controverses mais aussi une certaine paresse de la pensée se sont cristallisées.
Le premier texte est signé Jacques Rivette, il s’intitule « De l’abjection », et paraît dans le numéro 120 des Cahiers du cinéma en 1961. Le cinéaste et critique y stigmatise un film de l’Italien Gillo Pontecorvo, Kapo, qui ourdit une histoire romanesque et relativement bien pensante dans un camp d’extermination. Rivette y fustige plus particulièrement un certain mouvement de caméra, qui recadre par un soigneux travelling avant le suicide de l’héroïne (Emmanuelle Riva) contre les barbelés du camp, cette esthétisation de la mort exposant son auteur, selon la formule incendiaire de Rivette, au « plus profond mépris ». Il faudra néanmoins trente ans pour que ce texte devienne, relayé par le critique Serge Daney, la pierre de touche d’une formulation plus explicite du rapport entre la déshumanisation mise en œuvre dans les camps et l’exigence nouvelle que celle-ci aura pour le cinéma, depuis le néo-réalisme italien jusqu’au la Nouvelle Vague, en passant par le Nuit et Brouillard et Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. Dans « Le travelling de Kapo », paru dans la revue Trafic (numéro 4, automne 1992), Daney fait ainsi entrer le texte de Rivette dans la légende, en vertu d’une intuition intime (la lecture de ce texte dans son adolescence et la révélation qu’elle constitua pour sa vocation de cinéphile) à laquelle il confère une portée générale.
Il y dévoile le rapport tout à la fois nécessaire et exemplaire entre l’intransigeance critique de Rivette et le sujet qui l’occupe dans cet article, rapport qui induit que le cinéma d’après les camps ne saurait plus se prévaloir d’aucune innocence ni, sans se désavouer, dissocier l’esthétique de l’éthique. Daney développe ainsi à sa manière une célèbre formule de Jean-Luc Godard, contemporaine du texte de Rivette, selon laquelle « le travelling est affaire de morale ».
Entre ces deux textes, un film-charnière aura été réalisé, qui construit la reconnaissance d’un événement trop longtemps méconnu dans sa sinistre spécificité et simultanément le nomme : la Shoah. Shoah de Claude Lanzmann, qui sort en 1985 après de longues années de préparation et de maturation et qui montre, par la seule association de la parole des témoins directs de l’extermination et du retour sur les lieux où elle fut perpétrée et délibérément effacée, par quelle exclusive nécessité ce film devait être réalisé sans image d’archive ni tentative de reconstitution.
Ces textes et ce film constituent les trois moments-clés d’une tentative d’articulation entre l’histoire des camps et celle du cinéma, sous le signe de l’inquiétude chez Rivette, de l’accomplissement chez Lanzmann, du constat déjà mélancolique de la défaite chez Daney. Cette construction, si lentement sédimentée, est en effet fragile. A l’heure où Daney en prend la mesure, deux phénomènes concomitants sont déjà en passe de la balayer, pour faire triompher une tout autre vision des choses : l’entrée progressive de la Shoah dans l’Histoire et la normalisation spectaculaire de sa représentation. Au triptyque précédemment énoncé répond un autre qui en est l’antithèse : la série télévisée américaine Holocauste de Marvin Chomsky (1978), La Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993), La Vie est belle de Roberto Benigni (1997). Par l’accueil qu’ils reçoivent, et par le mauvais sort réservé aux quelques récalcitrants qui s’en inquiètent, ces trois films relèguent la question de la représentation du Génocide, et jusqu’aux brûlantes polémiques qui ont pu l’accompagner, au rang d’une querelle entachée de désuétude.
Il ne fait pourtant guère de doute, pour nous, que la menace qui pèse aujourd’hui de plus en plus ouvertement sur l’existence du cinéma comme art a partie liée avec la manière dont ce débat précis fut déclaré caduc.
Cette programmation n’a pour autant aucune visée polémique. Elle a tout au plus l’ambition de renouer avec l’une des intuitions à notre sens les plus fructueuses que recèle le questionnement qui nous occupe ici, à savoir la manière dont un désastre historique et humain d’une ampleur exceptionnelle, désastre qui fut soustrait au regard jusque dans les traces de ses victimes et de son exécution, a par contrecoup brutalement impressionné le cinéma, par des voies, tantôt manifestes, tantôt secrètes, qui ont influencé l’histoire des formes cinématographiques. La proposition consiste donc moins à remettre sur le métier une histoire de la représentation de la Shoah au cinéma qu’à considérer la manière dont l’onde de choc de cet événement a pu plus largement se répercuter sur l’écriture cinématographique et sur la manière dont certains cinéastes regardent désormais le monde. Cette approche comporte un risque : celui de faire se croiser des œuvres et des arrières-plans artistiques, historiques et thématiques si différents que la pertinence de ces rapprochements n’apparaît pas d’emblée. Pour le faire jouer à sa juste place, pour éviter l’effet d’abstraction ou d’arbitraire à laquelle une telle programmation pourrait s’exposer, il nous a semblé fondé d’arrimer cette perspective à un corpus identifiable de films qui ont marqué l’histoire de la représentation cinématographique de la Shoah. D’où l’idée d’organiser cette programmation par couples, un film explicitement rattachable à la Shoah appelant un film qui ne lui est pas consacré, chacun de ces couples étant justifié par les questions, les procédures ou les affinités esthétiques qu’il nous semble partager.
Daney, dans le texte plus avant cité, a formulé l’une des idées maîtresses de cette recherche : « La sphère du visible a cessé d’être tout entière disponible : il y a des absences et des trous, des creux nécessaires et des pleins superflus, des images à jamais manquantes et des regards pour toujours défaillants. Spectacle et spectateurs cessent de se renvoyer toutes les balles ». Il y a sans doute matière à discussion dans cette manière de départager les choses, qu’il s’agisse de la définition en creux du cinéma classique (sans doute pas si innocent que cela) ou de celle du visible en tant que tel (dont la part manquante est, au moins depuis les Grecs, une condition sine qua non de l’image). Notre conviction n’en demeure pas moins que ce point de vue définit une rupture significative dans l’histoire du cinéma, dont cette programmation ambitionne tout au plus de fournir quelques exemples circonstanciés.
Elle se veut moins, à ce titre, une affirmation qu’une proposition, elle procède moins du régime de la preuve que de l’invitation à rapprocher les œuvres. C’est en quelque sorte un choix de « montage », au sens où ces rapprochements permettent de suggérer davantage que ce qu’exprime chacun des objets à lui seul. La nature même de l’événement qui justifie cet assemblage, la rémanence et la réminiscence qui le véhiculent, le cheminement fantomatique de ses formes, expose en un mot cette programmation à lâcher délibérément la proie pour l’ombre. Élaborée, selon la formule de Jacques Rivette, dans la crainte et le tremblement, sa vocation est d’être discutée, son risque d’être contestée. Nous l’assumons telle.
Jean-Michel Frodon et Jacques Mandelbaum
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Dans les salles
Films, rencontres, conférences, spectacles
Du 9 janvier au 2 mars 2008
Les films
- A History of Violence David Cronenberg / Etats-Unis / 2004 Di 3 fév 17h00
- Addiction (The) Abel Ferrara / États-Unis / 1995 Sa 16 fév 19h00
- Allemagne, année 90 neuf zéro. Solitudes, un état et des variations Jean-Luc Godard / France / 1990 Sa 9 fév 17h30
- Avventura (L') Michelangelo Antonioni / Italie-France / 1959 Di 10 fév 17h00
- Césarée Marguerite Duras / France / 1978 CM Sa 12 jan 16h00
- Chambre verte (La) François Truffaut / France / 1977 Ve 11 jan 21h30
- Criminel (Le) Orson Welles / Etats-Unis / 1945 Di 17 fév 14h00
- D'Est Chantal Akerman / Belgique, Portugal, France / 1993 Sa 26 jan 21h30
- Damnés (Les) Luchino Visconti / Italie, République fédérale d'Allemagne, Suisse / 1968 Sa 23 fév 14h00
- Danube Exodus (The) Péter Forgács / Pays-Bas / 1998 Sa 26 jan 19h30
- Death Mills Billy Wilder / États-Unis / 1945 CM Sa 12 jan 16h00
- Drancy avenir Arnaud des Pallières / France / 1996 Ve 11 jan 19h30
- Images du monde et inscriptions de la guerre Harun Farocki / Allemagne / 1988 Sa 9 fév 14h00
- In Memory Abraham Ravett / Etats-Unis / 1993 CM Sa 12 jan 16h00
- Limier (Le) Joseph L. Mankiewicz / Grande-Bretagne, États-Unis / 1972 Sa 19 jan 17h00
- Little Odessa James Gray / États-Unis / 1994 Di 20 jan 17h00
- Monsieur Klein Joseph Losey / France, Italie / 1975 Di 10 fév 14h00
- Noces de Dieu (Les) João César Monteiro / Portugal-France / 1998 Di 13 jan 17h30
- Nuit et brouillard Alain Resnais / France / 1955 CM Sa 26 jan 19h30
- Passagère (La) Andrzej Munk / Pologne / 1961 Je 10 jan 19h30
- Persona Ingmar Bergman / Suède / 1966 Je 10 jan 21h30
- Petite conversation familiale Hélène Lapiower / France, Belgique / 1996 Di 20 jan 14h00
- Projet Himmler (Le) Romuald Karmakar / Allemagne / 1999 Sa 16 fév 14h00
- Question humaine (La) Nicolas Klotz / France / 2006 Di 24 fév 14h00
- Reprise Hervé Le Roux / France / 1995 Di 24 fév 17h30
- S-21 : La machine de mort khmère rouge Rithy Panh / Cambodge, France / 2002 Di 17 fév 17h00
- Sentinelle (La) Arnaud Desplechin / France / 1991 Di 27 jan 19h00
- Shoah Claude Lanzmann / France / 1985 Sa 1 mar 14h00 Di 2 mar 14h00
- Shtetl Marian Marzynski / Etats-Unis / 1995 Di 27 jan 14h00
- Terre promise Amos Gitai / Israël-France / 2003 Sa 23 fév 19h00
- Traversée (La) Sébastien Lifshitz / France / 2000 Sa 2 fév 19h30
- Un vivant qui passe Claude Lanzmann / France / 1997 Di 3 fév 14h00
- Voyages Emmanuel Finkiel / France-Pologne-Belgique / 1998 Sa 2 fév 17h00
- Zelig Woody Allen / Etats-Unis / 1982 Me 9 jan 20h00
Rencontres et conférences

- Zelig Woody Allen
- Drancy avenir Arnaud des Pallières

- La Chambre verte François Truffaut
- Un vivant qui parle, Claude Lanzmann Table ronde animée par Jacques Mandelbaum et Serge Toubiana

- Death Mills Billy Wilder CM
- In Memory Abraham Ravett CM
- Césarée Marguerite Duras CM
- Le Cinéma à l'épreuve de l'horreur Table ronde animée par Bernard Benoliel et Jean-Michel Frodon
Partenaires et remerciements
Claude Lanzmann, Laura Coppel, Marian Marzynski, Romuald Karmakar, National Archives and Records Administration, Ministère des Affiares Etrangères, Cinémathèque de Toulouse, Light Cone, Ad Vitam, Sophie Dullac Distribution, Arte France, Lusomundo Audiovisuais, Pierre Grise Distribution, Margo Films, Arte Strasbourg, Tamasa, Shellac, MK2 Distribution, Théâtre du Temple, Gebeka Films, Metropolitan Filmexport, Why Not Productions, Jeck Films, Basis - Films Verleih GmbH, Argos, Warner, CIPA, Forum des Images.
En partenariat avec
