Le cinéma de (mauvais) genre taïwanais
Du 17 avril au 2 mai 2019
Gangsters, femmes fatales et va-nu-pieds
Après que le parti nationaliste chinois (KMT) a pris le pouvoir en 1945 à Taïwan, il utilise le cinéma pour effacer toute trace des cinquante ans de colonisation japonaise mais aussi pour (dé)montrer que la République de Chine (ROC), réfugiée sur l'île en 1949 après sa défaite contre les communistes de Mao Zedong, reste le légitime pouvoir de la Chine entière ; l'industrie, d'abord dominée par les studios d'État, produit des films en mandarin réalisés par des cinéastes fidèles au KMT. Ces films s'adressent surtout aux exilés chinois et parlent peu – au sens propre – à la population locale. Mais à partir de la moitié des années 1950, le succès de films en amoy, produits à Hong Kong, pousse des investisseurs taïwanais à financer des films en hoklo, proche du amoy.
Le succès de ces films ne fait que souligner la difficulté du KMT à imposer sa langue officielle sur une île où se parlent, outre le hoklo, le hakka, le japonais et des langues aborigènes. Là où le cinéma officiel présente un pays peuplé de bourgeois en exil ou une radieuse campagne qui se développe sous la bienveillante égide du KMT, le cinéma en hoklo s'ingénie à détruire ce mythe.
Une exception cependant, Typhon de Pan Lei (1962), qui ouvre la rétrospective : d'abord autoproduit par le réalisateur, son épouse et ses deux stars, le film est récupéré par le studio national, la CMPC. Il n'en demeure pas moins à l'opposé de la doxa de l'époque : le héros, un gangster sans scrupule et séducteur impénitent, s'enfuit au Mont Ali – à la fois paysage intérieur, refuge et prison –, où il séduit une femme mariée, alcoolique et frustrée. Une perle perdue au cœur du cinéma officiel, un chef-d'œuvre injustement oublié.
Un joyeux désordre
Le cinéma en hoklo, lui, se distingue par son mode de production anarchique, loin de la rigidité des structures d'État : mis à part quelques studios pérennes, les productions sont souvent le résultat d'entreprises éphémères financées par des investisseurs qui veulent s'enrichir rapidement. Les films sont tournés dans des hôtels et en extérieurs, financés par leur prévente aux salles de cinéma sur la foi d'affiches souvent plus aguicheuses que le film lui-même. Les studios nationaux sont sollicités pour le développement et le montage des films, leurs techniciens – jusque-là sous-employés – peuvent ainsi travailler et se former, comme par exemple Chen Hong-min, monteur des films de King Hu, qui deviendra le réalisateur du très féminin wu xia pian The Vengeance of the Phœnix Sister en 1968. Sur les plateaux règne une ambiance familiale, les acteurs et actrices doivent se maquiller tous seuls et utiliser leurs propres vêtements.
La jeunesse emmerde le KMT !
Les Taïwanais ont tendance à mettre en avant les mélodrames en hoklo relatant les malheurs de jeunes gens montés à la ville pour échapper à la misère des campagnes. Mais ce cinéma fait feu de tout genre, de la comédie « animalière » The Fantasy of the Deer Warriors (1961) au film d'épouvante The Bride Who Returned from Hell (1965), et les comédies, souvent corrosives, détruisent les fables méritocratiques et édifiantes du cinéma officiel. Kanding (sûr héritier de Charlot) et ses amis – cireurs de chaussures, hôtesses de bar, petits employés – s'enrichissent dans The Elegant Mr. Hu (1966) grâce à un coup du sort et des combines qui rendent poreuses et interchangeables les positions sociales. La ville dans le cinéma en hoklo, contrairement à celle du cinéma en mandarin, ne présente pas une modernité triomphante mais une cohabitation de bidonvilles, de chantiers, d'architecture japonaise et de nouveaux quartiers ; la modernisation à marche forcée, ses profiteurs et ses laissés pour compte.
C'est aussi un cinéma de la jeunesse, loin de celle, compassée, du cinéma officiel et soumise à la morale confucéenne. Dangerous Youth (1969) s'ouvre sur une course à moto qui rappelle les films de Hou Hsiao-hsien. Foolish Bride, Naive Bridegroom (1968) inverse les rôles traditionnels : le garçon est cloîtré par son père, et la fille monte des stratagèmes pour l'enlever. De façon générale, le cinéma populaire fait la part belle aux héroïnes fortes face des héros falots. The Best Secret Agent (1964) lance la mode des super-espionnes dans ces films qui prennent pour prétexte la guerre contre le Japon.
Encore plus marginal, certains produisent un cinéma indépendant qui reflèterait mieux leur réalité. Richard Chen Yao-qi filme ainsi ses camarades dans The Mountain (1966), et jamais on n'avait vu une jeunesse aussi naturelle qui, au son de California Dreamin', rêve d'ailleurs et de liberté dans ce pays autoritaire. L'un d'eux, Mou Tun-fei, tentera de faire quelques films personnels comme le très sombre The End of the Track (1970) avant de se perdre à Hong Kong dans les productions de catégorie 3 (catégorie de la censure pour les films violents ou érotiques).
Violence, viols, vengeance
Au début des années 1970, le cinéma en hoklo disparaît : l'interdiction de l'utilisation de la langue et le succès grandissant de la télévision auront raison de lui. Si la production de films populaires à petit budget – en mandarin – continue dans les années 1970, il faut attendre la fin de la décennie pour qu'elle connaisse un dernier éclat : Tsai Yang-ming, star du cinéma en hoklo, réalise Never Too Late to Repent (1979), un drame social – évidemment édifiant, censure oblige – qui suit la carrière et la rédemption d'un malfrat. Le film remporte un immense succès et lui succèdent alors des films de « réalisme social » (ou « films noirs »), prétextes à mettre en scène des femmes dénudées, souvent violentées. Mais ces dernières se vengent et font payer aux hommes leurs crimes. Dans ce genre, une réalisatrice, Yang Chia-yun, se distingue avec son particulièrement jouissif Lady Avenger (1981).
Ces films métaphorisent les derniers soubresauts violents d'une dictature à bout de souffle, à la veille de la levée de la loi martiale en 1987. Et la Nouvelle Vague qui rejette le cinéma populaire, tout en replongeant dans la nostalgie des années 1960, n'en est pas moins son héritière inconsciente et paradoxale.
Wafa Ghermani