Joel et Ethan Coen
Du 2 au 27 octobre 2013
Les fabulistes de l’absurde
En presque trente ans de carrière, les frères Coen ont intégré la short list enviable des cinéastes américains les plus aimés et attendus dans le monde. Contemporains de David Lynch, Jim Jarmusch, Michael Mann, Tim Burton, David Fincher, Quentin Tarantino ou de leur ami de jeunesse Sam Raimi, ils ont à peu près le même statut de super auteurs internationaux oscillant entre l’indépendance financière, la singularité esthétique, les concessions ponctuelles aux grands studios et le succès, un pied dans le système hollywoodien, l’autre en dehors.
La distorsion des films de genre
Le premier film des Coen, Sang pour sang, est un coup de maître, un film qui contient tous les ingrédients qui feront leur cinéma : relecture particulière d’un genre canonique (et/ou d’un matériau mythique, les frères puisant leur inspiration aussi bien chez Cain, Hammett ou Chandler, que dans la mythologie grecque ou dans la Bible), dialogues extrêmement précis et volontiers non-sensiques, récit en forme d’engrenage fatal fondé sur des méprises, personnages antipathiques, stylisation formelle virtuose mais au service du récit, goût pour l’humour noir voire le grotesque, fétichisme des objets, vêtements et visages. Sur une intrigue à la James Cain (une femme et son amant projettent d’assassiner l’encombrant mari…), Sang pour sang semble a priori reproduire un récit et un genre mille fois pratiqués, d’Assurance sur la mort aux multiples versions du Facteur sonne toujours deux fois. Mais le ton des Coen, leur style, leur approche, sont totalement neufs, comparables au maniérisme d’un Sergio Leone. Les frères s’emparent des motifs du film noir et les dilatent, les triturent, les retournent, les poussent dans le rouge du surlignage. Prenons leur détective privé. En lieu et place de l’habituel dur en imper et chapeau mou, ils nous présentent un homme obèse, transpirant à grosses gouttes, habillé d’un ridicule costume jaune canari et se déplaçant dans une Coccinelle de la même couleur. Si les privés du cinéma sont souvent à la limite de la légalité, ils ont une éthique, s’affranchissent des règles pour le bien, tout au moins pour retrouver le coupable. Le privé de Sang pour sang est lui corrompu jusqu’à la moelle, pratique toutes formes de chantages, non pour coincer un assassin mais pour exploiter à son profit personnel une affaire criminelle. Les Coen déplacent ainsi tous les codes du noir. Leur femme fatale est jolie certes, mais n’a rien du glamour d’une Lauren Baccall ou d’une Lana Turner : c’est une épouse de la middle-class, comme on en trouve des milliers au Texas ou ailleurs. De son côté, l’amant est physiquement sexy mais n’a rien d’un héros : il paraît complètement dépassé par les événements, voire abruti. Ce travail de sape sur les clichés d’un genre, les deux frères l’appliquent aussi aux situations et à la mise en scène. Quand les amants tuent le mari, ce n’est pas d’un simple coup de feu, mais par un tabassage nocturne interminable qui se termine par un enterrement vivant. Les Coen soulignent tous les détails qui inscrivent le film dans le Texas : bottes de cowboys, chemises western, chaleur humide, pales de ventilateurs, musique country, atmosphère poisseuse tant climatiquement que psychologiquement… Ils insistent aussi sur des détails triviaux qui informent sur les états corporels des personnages : sang, sueur, vomi. Tout ce travail d’accentuation, de distanciation ou de torsion de figures archi répertoriées, concourt à une relecture post-moderne du film noir que les Coen déclineront à tous les genres hollywoodiens : burlesque (Arizona Junior), comédie farcesque (The Big Lebowski), gansgter movie (Miller’s Crossing), western (Fargo, No Country for Old Men), screwball comedy (Intolérable cruauté), fable (Le Grand saut), film de prison (O’ Brother), espionnage (Burn After Reading), comédie familiale (A Serious Man), (un)success story (Inside Llewyn Davis), le plus souvent en mixant plusieurs genres dans un même film.
Le héros « Coennien » face au chaos de l’existence
Si les Coen sont unanimement reconnus pour leur talent de storytellers, de dialoguistes et de virtuoses visuels, deux types de reproches ont souvent cours à leur sujet : une certaine vacuité d’une part, un certain cynisme d’autre part. Leurs récits seraient de belles mécaniques qui tourneraient à vide, privées de regard ou de perspectives sur notre monde, peuplées de personnages stupides que les frères observeraient avec un sourire narquois du haut de leur intelligence et de leur toute puissance de créateurs. Cette réserve nous apparaît très injuste en regard de la plus grande part de leur filmographie. Le héros « Coennien » typique est en effet un raté, du moins un être qui ne triomphe pas : le gangster de Miller’s Crossing prend beaucoup de coups, l’écrivain new-yorkais de Barton Fink est angoissé par la pression hollywoodienne, le « dude » de The Big Lebowsk*i est un chômeur un peu simplet qui se réfugie dans le haschisch et le bowling, les protagonistes de *Fargo ou No Country… courent (presque) tous à leur perte, les agents de la CIA de Burn After Reading ne comprennent plus leur métier ni leur vie privée, le père de famille de A Serious Man est assailli de problèmes, le chanteur de Inside Llewyn Davis court d’échec en échec, etc. Une vraie galerie de bras cassés, d’éclopés de la vie, de vaincus de l’existence, dont les avanies sont en effet souvent désopilantes, mais d’un rire qui se fige en grimace. Les Coen les prennent-ils tous de haut ? Rien n’est moins sûr. S’ils font de ces personnages les (anti)héros de leurs films, s’ils leur consacrent autant de temps et d’énergie, c’est déjà le signe que ces personnages les intéressent. Le moteur thématique ou philosophique des Coen n’est pas tant la bêtise que l’impossible maîtrise de tous les paramètres d’une vie. Barton Fink peut écrire, mais il ne peut pas contrôler les ambitions mercantiles des patrons des studios. Le « serious man » fait tous ses efforts pour être un bon professeur, un bon époux et un bon père, mais il est impuissant face à la tricherie d’un de ses étudiants, à la jalousie de ses collègues, à la violence d’un voisin, à l’infidélité de sa femme ou aux turbulences de sa progéniture. Llewyn Davis a beau écrire les plus belles chansons, l’impéritie de son manager ou l’indifférence du public lui échappent. Le non-sens comique et tragique de la vie, l’impuissance des personnages s’incarne souvent dans les dialogues, merveilles de rythme et d’humour. Dialogues qui ferment souvent l’échange au lieu de le développer, prenant la forme de deux monologues étanches l’un à l’autre. Voir la conversation entre le « dude » Lebowski et son puissant homonyme. Ça ne communique pas entre eux, pas plus qu’entre le professeur d’université et sa femme/ses enfants/le parent d’élève coréen/ les rabbins dans A Serious Man. La parole n’est pas vecteur de progression dialectique et de résolution mais d’impasse, d’enfermement dans son quant-à- soi, son problème, sa névrose. La vérité la plus profonde de l’homo Coennus est peut-être résumée par le superbe personnage de gangster joué par Gabriel Byrne dans Miller’s Crossing. Byrne traverse le film tel un somnambule hébété, perpétuellement roué de coups, pris en tenaille entre deux gangs rivaux. A-t-il trahi son camp pour passer de l’autre côté ? A-t-il fait semblant de passer de l’autre côté pour piéger l’organisation rivale et faire triompher son gang ? A-t-il mis en scène les événements ou en a-t-il été le jouet ? Est-il Ulysse, Machiavel ou un simple bouchon de liège porté par le cours des choses ? Le film n’en décide pas et laisse ces questions ouvertes. Miller’s Crossing résume la morale des frères Coen, bien différente de celle du cinéma hollywoodien majoritaire : pas de héros taillés d’un seul bloc, pas de victoire triomphale, pas de manichéisme, pas de personnage sympathique suscitant d’emblée l’adhésion du spectateur, pas de happy ending dans leur cinéma. Au contraire : de l’ambiguïté morale, des failles, des échecs, des névroses indépassables, des questions sans réponses, des situations indécidables, des apories dramaturgiques, des fins parfois heureuses, parfois tragiques, parfois en forme de points de suspension ou d’interrogation. Ces failles morales, ces impasses scénaristiques ne sont pas réservées aux personnages dont le spectateur pourrait dire « quel loser ! Heureusement que je suis plus malin que ça ». Non, ce que subissent les protagonistes des Coen, nous le traversons tous à un moment ou un autre de nos vies et nul doute que les deux frères s’y reconnaissent aussi et s’y projettent. Loin de surplomber cyniquement leurs créatures, les Coen les accompagnent : elles incarnent sinon la lettre de leur vécu, du moins leurs peurs, leur inquiétude. Comment imaginer qu’ils n’ont jamais connu l’angoisse de la page blanche de Barton Fink, la crainte de l’insuccès de Llewyn Davis ou les problèmes familiaux du « serious man » ? L’ethos profond du cinéma des frères Coen est à chercher du côté de Kafka : une humilité lucide et inquiète face au chaos indéchiffrable de l’existence dont il faut aussi savoir sourire pour conjurer le désespoir.
Il y a sans doute une part profondément juive dans le travail d’Ethan et Joel Coen, bien qu’ils ne soient pas religieux et que la judéité ne soit pas un thème dominant de leur cinéma. Mais l’humour juif ashkénaze (qui commence par se moquer de soi-même et de ses pires épreuves) imprègne leurs films, parfois de façon flagrante. A Serious Man débute par un conte yiddish qui fait figure de rareté absolue dans le cinéma américain contemporain, prologue dont le ton comique et sombre imprégnera tout le film. Leur filmographie abonde en déclinaisons américaines contemporaines de personnages typiques du folklore yiddish : on y reconnaît au fil des films des « schnorers » (mendiants/ ratés), des « shmucks » (crétins), des « shlemils » (maladroits), des « slimazls » (malchanceux), des rabbins évidemment, et bien sûr des « mensh » (des hommes droits, des « serious men »), le plus drôle et paradoxal de ce défilé étant peut-être Walter Sobchak, le goy converti et devenu ultra sioniste joué par John Goodman dans The Big Lebowski (où apparaissent également les Nihilistes, une bande de punks crypto-nazis). Brassant les genres hollywoodiens et les redistribuant à leur sauce, mixant comédie, tragédie, sens de l’absurde et saillies grotesques, profondément américain et souterrainement ashkénaze, tel est le cinéma protéiforme, érudit, existentiel, moraliste et infiniment savoureux d’Ethan et Joel Coen.
Serge Kaganski