Un des monstres sacrés du cinéma hollywoodien, du temps du muet jusqu'à celui de sa décadence. Joan Crawford (1904-1977) s'adapte à tout brillamment, avec pugnacité et talent : au cinéma parlant, au passage du temps, à l'évolution des mœurs. Avisée et désirée, elle tourne avec nombre de grands cinéastes : Tod Browning, Frank Borzage, Michael Curtiz, Otto Preminger, Nicholas Ray, Robert Aldrich...
« If you want the girl next door, go next door. » (Joan Crawford)
Un glamour tellurique
« Nommez-la et gagnez $1 000 ! »
Mars 1925, le magazine Movie Weekly lance un concours national auprès de ses lecteurs : rebaptiser la nouvelle vedette de dix-huit ans de la Metro-Goldwyn-Mayer, Lucille Fay LeSueur. Son futur nom doit être « facile à prononcer et à épeler, et aussi facile à se remémorer ». Un nom qui colle avec la personnalité de cette « parfaite petite Américaine d'aujourd'hui », sportive, énergique et ambitieuse. Étalé sur plusieurs mois, le concours est finalement remporté par une vieille dame d'Albany : la jeune star s'appellera Joan Crawford.
Repérée lors d'un concours de danse par un responsable de la firme au lion, Miss LeSueur est une danseuse qui enchaîne les revues et les concours sans avoir jamais pensé à devenir actrice. Elle ne pense qu'à danser et ce, dit-elle, pour trois raisons : devenir riche, célèbre et parce qu'elle aime ça. Engagée par le studio, Joan Crawford tourne beaucoup, souvent dans des petits rôles de danseuse de revue. Conscient de son potentiel, le directeur de la publicité de la MGM s'occupe de son image et bombarde les magazines de photos et de potins sur la moindre de ses sorties. Elle devient, à cette époque et selon les propres mots de Francis Scott Fitzgerald, l'incarnation idéale de la flapper, « la fille que vous croisez dans des night-clubs branchés, habillée avec la plus grande sophistication, jouant avec son verre avec une expression distante et légèrement amère, dansant merveilleusement, riant beaucoup, avec des yeux larges et blessants. De petites choses avec un talent pour la vie. »1 Our Dancing Daughters de Harry Beaumont (1928), qui suit les affres d'une jeunesse électrique, et Our Modern Maidens de Jack Conway (1929) consacrent ce personnage aux yeux du public.
« Woman's picture » et Grande Dépression
Joan Crawford se voit confier des rôles plus importants. Les films puisent allègrement dans sa trajectoire personnelle et répètent souvent le même canevas : celui d'une jeune fille qui, insatisfaite, s'extrait de son milieu modeste et monte à New York pour vivre la grande vie. Transformation en trois étapes : la factory girl se fait chorus girl et, repérée, devient enfin une lady. En pleine Grande Dépression, Joan Crawford est l'image même d'une Cendrillon moderne, et ses films les plus notables allient le conte de fées à un réalisme âpre. Le woman's picture au temps du pré-code explore frontalement toutes les options qui s'offrent à une femme des années 30 pour s'en sortir économiquement, de la plus sordide à la plus irréelle : coucher pour réussir, se faire entretenir, travailler dur, devenir une femme d'affaires totalement indépendante - Possessed (1931) et Sadie McKee (1934) de Clarence Brown abordent avec une merveilleuse crudité toutes ces facettes.
Se faire un destin
L'argent, la réussite et le travail sont continuellement au cœur de la filmographie de Joan Crawford, et de sa propre vie. Elle se servit de Hollywood pour se réinventer, exorciser le passé et l'insuffisante vie personnelle. Et si l'amour semble être au centre du woman's picture, ce sujet en cache un autre, bien plus impérieux : le bonheur féminin, la réussite individuelle et ce qu'il en coûte pour une femme. Dans la filmographie de l'actrice, on compte une vingtaine de titres qui reprennent la structure du triangle amoureux où elle incarne des héroïnes tiraillées entre deux hommes. Pourtant une étrange dureté se dégage toujours de ses rapports avec eux, une agressivité larvée lui évite de se diluer tout à fait dans le sentiment amoureux et lui permet de faire rayonner son quant-à-soi. Mannequin (1937) de Frank Borzage, Daisy Kenyon (1947) d'Otto Preminger : l'hésitation entre deux amants n'a rien de romantique, elle est pragmatique. Choisir un homme plutôt qu'un autre, c'est avant tout se choisir un destin.
L'invention de soi
De sa date de naissance (1908 officiellement, 1904 ou 1906 selon les biographies) jusqu'à son nom de star, Joan Crawford est un monument érigé à la gloire de l'invention de soi, et sa filmographie raconte l'histoire d'un corps qui se façonne et se transforme, retourne ses complexes en véritables armes de guerre. Ses épaules « larges comme celles de John Wayne », Crawford finira par les assumer, avec la complicité du costumier Adrian, en arborant de larges épaulettes et plus tard des soutiens-gorge coniques qui durcissent sa carrure et font l'effet d'une armure typiquement féminine. Sa large bouche est exacerbée par un rouge à lèvres effet « barbouillé » qui deviendra sa signature, tout comme ses sourcils qui s'épaississent et s'assombrissent au fil des films, jusqu'à devenir deux lignes d'encre calligraphiées au-dessus de son regard – Le Masque arraché de David Miller (1952) est tout entier dévolu à célébrer ce nouveau masque. La Perfide (1950), La Maison sur la plage (1955), Feuilles d'automne (1956) : ses rapports avec les hommes (souvent plus jeunes) se durcissent en même temps que son visage, laissant place à des intrigues où l'amour se formule dans la névrose, la folie et la paranoïa – autant d'états-limites qui ne font qu'exacerber l'éternelle guerre des sexes. Le film noir parasite le woman's picture.
Une actrice muette
Mildred Pierce (1945) de Michael Curtiz inaugure les années Warner jusqu'en 1952, date à laquelle Crawford devient indépendante. Pugnace, obsédée par le perfectionnement, Crawford traverse les décennies et fait mentir l'idée qu'une actrice ne trouve plus de rôles puissants avec l'âge, même si elle avoue lucidement n'avoir joué dans aucun bon film après Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962), stupéfiant jeu de massacre en compagnie de sa rivale Bette Davis, orchestré par Robert Aldrich. Avec le temps, la star se raffermit, joue mieux, le less is more devient enfin une seconde nature, une manière soudaine d'habiter les films plus naturellement que la vie. Sa signature : faire coexister glamour et réalisme. Elle incarne des femmes terriennes issues de la classe moyenne et s'affaire en cuisine dans des tenues beaucoup trop sophistiquées. Bien enraciné dans le réel, son jeu gagne en abstraction et déploie toutes ses ressources dans des parenthèses purement muettes où l'effroi lui fait traverser toute une palette d'expressions – le gros plan est alors son meilleur allié. Johnny Guitar (1954), film parlant mais finalement muet, western tellurique, est le plus bel écrin qui soit à ses humeurs d'actrice de cinéma muet. Cascade, roches, incendie, explosions, tempête de sable figurent le paysage mental et affectif de Vienna et de sa pire ennemie Emma. Plantés au milieu de nulle part, Vienna et son saloon, Mildred et son diner. La figure de l'héroïne qui s'isole entre quatre murs revient souvent : l'image d'une féminité brisée et néanmoins insubmersible.
Murielle Joudet
1. Joan Crawford, A Portrait of Joan: The Autobiography of Joan Crawford, Doubleday, 1962.
Dans les salles
Films, rencontres, conférences, spectacles
Du 24 avril au 27 mai 2019
Les films
- Après nous le déluge Howard Hawks, Richard Rosson / Etats-Unis / 1933 Ve 26 avr 19h00 Ve 10 mai 14h30
- Boulevard des passions (Le) Michael Curtiz / Etats-Unis / 1948 Ve 26 avr 21h30 Di 19 mai 16h30
- Cage aux femmes (La) Hall Bartlett / Etats-Unis / 1963 Sa 11 mai 15h00 Lu 27 mai 19h00
- Cargo maudit (Le) Frank Borzage / Etats-Unis / 1939 Sa 4 mai 20h00 Je 16 mai 21h45
- Cercle de sang (Le) Jim O'Connolly / Grande-Bretagne / 1966 Ve 10 mai 22h00
- Duel de femmes Robert Z. Leonard / Etats-Unis / 1941 Lu 6 mai 19h00 Di 12 mai 16h00
- Ensorceleuse (L') Frank Borzage / Etats-Unis / 1938 Je 25 avr 19h30 Lu 13 mai 21h00
- Esclave du gang (L') Vincent Sherman / Etats-Unis / 1949 Sa 4 mai 22h30 Di 19 mai 21h15
- Fascination Clarence Brown / Etats-Unis / 1931 Di 28 avr 18h45 Me 8 mai 19h30
- Femme ou maîtresse Otto Preminger / Etats-Unis / 1947 Me 24 avr 20h00 Di 19 mai 19h00
- Femmes George Cukor / Etats-Unis / 1939 Je 25 avr 21h15 Ve 17 mai 21h15
- Feuilles d'automne Robert Aldrich / Etats-Unis / 1955 Sa 4 mai 14h30 Je 23 mai 19h30
- Flamme du passé (La) Vincent Sherman / Etats-Unis / 1950 Lu 29 avr 17h00 Lu 20 mai 19h00
- Grand Hotel Edmund Goulding / Etats-Unis / 1931 Je 2 mai 19h00 Me 8 mai 21h30
- Humoresque Jean Negulesco / Etats-Unis / 1945 Di 19 mai 14h00 Sa 25 mai 17h00
- Il était une fois George Cukor / Etats-Unis / 1941 Di 5 mai 17h15 Ve 17 mai 19h00
- Inconnu (L') Tod Browning / Etats-Unis / 1927 Di 28 avr 17h00 Di 26 mai 14h30
- Johnny Guitar Nicholas Ray / États-Unis / 1953 Di 5 mai 19h30 Me 15 mai 19h30 Ve 24 mai 19h00
- Les Bijoux volés William McGann / Etats-Unis / 1931 CM Di 28 avr 14h30
- Maison sur la plage (La) Joseph Pevney / Etats-Unis / 1954 Lu 20 mai 21h15 Di 26 mai 18h30
- Mannequin Frank Borzage / Etats-Unis / 1937 Sa 27 avr 21h45 Me 15 mai 17h00
- Masque arraché (Le) David Miller / Etats-Unis / 1952 Di 12 mai 18h15 Di 26 mai 20h45
- Meurtrière diabolique (La) William Castle / États-Unis / 1964 Ve 3 mai 20h00
- Passagère (La) Clarence Brown / Etats-Unis / 1934 Je 2 mai 21h30 Di 12 mai 14h15
- Perfide (La) Vincent Sherman / Etats-Unis / 1950 Di 12 mai 20h30 Je 23 mai 21h45
- Plein les bottes Harry Edwards / Etats-Unis / 1926 6 Di 28 avr 14h30
- Pluie Lewis Milestone / Etats-Unis / 1932 Di 28 avr 21h00 Ve 24 mai 21h15
- Possédée (La) Curtis Bernhardt / Etats-Unis / 1946 Sa 18 mai 14h30 Sa 25 mai 14h30
- Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? Robert Aldrich / Etats-Unis / 1962 Sa 27 avr 16h45 Lu 27 mai 15h00
- Reine du hold-up (La) Felix E. Feist / Etats-Unis / 1951 Lu 6 mai 21h15 Lu 20 mai 17h00
- Rien n'est trop beau Jean Negulesco / Etats-Unis / 1959 Ve 10 mai 17h00 Ve 17 mai 16h30
- Roman de Mildred Pierce (Le) Michael Curtiz / Etats-Unis / 1944 Sa 27 avr 19h30 Je 16 mai 19h30
- Scandale Costello (Le) David Miller / Grande-Bretagne-Etats-Unis / 1956 Sa 27 avr 14h30 Lu 27 mai 21h15
- Souvent femme varie W. S. Van Dyke / Etats-Unis / 1934 Di 5 mai 21h45 Je 9 mai 17h00
- Susan et ses idées George Cukor / Etats-Unis / 1940 Di 5 mai 15h00 Sa 11 mai 20h00
- Trog Freddie Francis / Grande-Bretagne / 1969 Ve 10 mai 20h00
- Tuer n'est pas jouer William Castle / États-Unis / 1964 Ve 3 mai 22h00
- Un espion a disparu Richard Thorpe / Etats-Unis / 1942 Je 25 avr 17h15 Je 23 mai 17h15
- Une femme diabolique Ranald MacDougall / Etats-Unis / 1955 Sa 18 mai 17h30 Ve 24 mai 17h00
- Vivre et aimer Clarence Brown / Etats-Unis / 1934 Lu 29 avr 19h15 Sa 11 mai 17h45
Autour de Joan Crawford
- Maman très chère Frank Perry / Etats-Unis / 1981 Di 26 mai 16h00
Rencontres et conférences
- Un espion a disparu Richard Thorpe

- L'Ensorceleuse Frank Borzage
- Femmes George Cukor
- Après nous le déluge Howard Hawks, Richard Rosson

- Le Boulevard des passions Michael Curtiz

- La Meurtrière diabolique William Castle
- Tuer n'est pas jouer William Castle

- Souvent femme varie W. S. Van Dyke
- Après nous le déluge Howard Hawks, Richard Rosson
- Rien n'est trop beau Jean Negulesco

- Trog Freddie Francis
- Le Cercle de sang Jim O'Connolly

- L'Ensorceleuse Frank Borzage
- Mannequin Frank Borzage

- Johnny Guitar Nicholas Ray
- Le Roman de Mildred Pierce Michael Curtiz

- Le Cargo maudit Frank Borzage
- La Reine du hold-up Felix E. Feist
- La Flamme du passé Vincent Sherman

- La Maison sur la plage Joseph Pevney

- Un espion a disparu Richard Thorpe
- Feuilles d'automne Robert Aldrich
- La Perfide Vincent Sherman
Autour de l'événement

Édition
Joan Crawford Hollwood Monster
Maxime Donzel
Joan Crawford est devenu le symbole absolu du côté sombre d'Hollywood. Malgré son apport inestimable au cinéma américain, son image n'est plus associée qu'à celle d'un monstre. On raconte comment elle a déshérité ses enfants adoptés, ses manœuvres machiavéliques pour humilier sa rivale Bette Davis, ses idylles très publiques avec des hommes bien choisis, et celles très secrètes avec des femmes... Crawford est certes connue pour son ambition dévorante, mais ses sourcils sévères cachaient un regard inquiet, celui de la peur d'une enfant qui a grandi dans l'extrême pauvreté, la peur des violences sexuelles de son beau-père, et la terreur de voir sa carrière s'éteindre avec l'âge. Il est temps de jeter un peu de lumière sur la face sombre de l'énigme Joan Crawford.
124 pages - 10,5x19 cm
11,5 €
sortie le 6 juin 2019
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Partenaires et remerciements
Academy Film Archive, Los Angeles (May Haduong, Edda Manriquez) ; British Film Institute, Londres (Hannah Prouse, Simon Duffy) ; Cineteca Griffith, Gênes(Massimo Patrone, Alba Gandolfo) ; Cinémathèque de Toulouse (Alix Quezel-Crasaz) ; Cinémathèque du Luxembourg (Marc Scheffen) ; Cohen Film Collection (Tim Lanza) ; George Eastman House, Rochester (Daniel Bish), Lobster Films (Serge Bromberg, Maria Chiba) ; Park Circus, Glasgow (Jack Bell, Gareth Tennant); Rosebud, Madrid (Jos Oliver) ; Swashbuckler Films ; Ucla Film & Television Archive, Los Angeles (Steven K. Hill) ; Warner Bros Picture France (Clara Pineau) ; Universal, Los Angeles (Janice Simpson, Micheal Daruty). Stagiaire : Flora Nicolas.