João César Monteiro
Du 11 au 30 décembre 2013
Horreur du social, splendeur du désir
L’amour fou, la révolution : ce que prônaient les surréalistes. Le plaisir souverain face à la hideur sociale : ce que donne à voir Monteiro (et à lire, dans ses écrits). Ainsi le cinéma, pour lui comme pour nous, est le lieu et le mode d’une morale, de notre morale, à l’écart et à l’encontre de l’immondice sociale et de sa prétendue « morale ». Que ce soit bien clair. La porcherie n’est pas chez cet homme d’une érotique vraie, toujours franche et subversive mais jamais pornographique. Elle est partout ailleurs dans cette société, sauf dans ses marges antisociales ou asociales.
Face au monde
Né en 1939 dans un pays très catholique, Monteiro fut tenu à l’écart de la religion par son père, anticlérical. Puis il a grandi sous le régime fasciste de Salazar, de quoi le vacciner à vie contre le pouvoir au service des nantis. Sur ce, il verse durant les années soixante dans la cinéphilie et la critique – refus et refuge face au social. Plutôt côté Cahiers du cinéma, entre cinéma américain et Nouvelle Vague.
On peut en ressentir un certain écho dans ses premières réalisations. Notamment Qui court après les souliers d’un mort meurt pieds nus (1970), qui cousine un peu avec les films d’Eustache, quant au propos sur la difficulté de la vie et de l’amour, et quant au style faisant de pauvreté richesse. Où déjà s’affirme un cinéaste, ne serait-ce que dans tel long plan serré sur le visage du jeune Luís Miguel Cintra, sondant sans fin les affres du désir et de l’existence. Il y a encore un peu de cela dans les titres suivants, Fragments d’un film-aumône / La Sainte Famille (1972), proche de Garrel, et Que ferai-je avec cette épée ? (1975), mais ils sont à la fois thématiquement plus engagés et formellement plus débridés. Où apparaît peu ou prou un autre bain originel de Monteiro, du côté des surréalistes.
Puis viennent des films plus proches de ceux d’António Reis (l’un des rares cinéastes portugais apprécié par Monteiro), ancrés dans le peuple et la culture populaire. Notamment Chemins de traverse / Veredas (1977), sur le monde paysan pauvre, objet d’abord réaliste puis qui tend vers une théâtralité mythologique assez pasolinienne. On retrouve cette veine dans Contes traditionnels portugais (1978). Et même encore dans Sylvestre (1981), d’après des contes populaires, avec une théâtralité affirmée et du fantastique, qui peut évoquer Oliveira (trop grand maître établi national pour que Monteiro s’en réclame). Mais quelque chose d’essentiel émerge alors dans l’œuvre : le désir transgressif.
Le désir insoumis
Un désir qui n’apparaît pas encore insoumis, mais déjà transgressif. Sylvestre joue ainsi avec l’interdit, confrontant une jeune femme à une main d’homme, fantastique ou fantasmée. Cinématographiquement : un plan serré d’avant-bras masculin renvoie à tel autre membre viril tendant vers l’objet du désir. Au risque de la coupe par le bord du cadre, ou au montage. Ou par un autre moyen, scénique.
Transgressif sinon insoumis, le désir l’est encore dans À fleur de mer (1986), film cependant fort différent, autrement plus réaliste. Surgi de nulle part, du proche océan, un inconnu vient éveiller le désir d’une femme, durant un passage écliptique un peu antonionien, chargé d’une belle tension retenue, quoi que finalement bousculée par ce bandit de Monteiro, qui campe ici un gangster à la noix.
Ce sont aussi les deux opus les plus colorés du cinéaste, et où il commence à faire l’acteur, se donnant des petits rôles drolatiques – ceci et cela allant possiblement avec l’heureuse irruption du désir dans l’œuvre. On sent que celle-ci y parvient à une charnière. Jusqu’ici elle a exploré des voies très diverses, elle va trouver maintenant sa ligne directrice, tout en continuant à varier et à innover.
Voici en effet Souvenirs de la maison jaune (1989), qui ouvre un nouveau pan de l’œuvre, le plus fameux, Monteiro étant dès lors enfin reconnu. À partir de quoi il campe lui-même le personnage central de Jean de Dieu, ou ses alias. Avec son corps décharné et son jeu délicat, l’un et l’autre en opposition à la porcherie ambiante. Avec surtout son geste : se jouer de l’horreur sociale, lui faire la nique, en optant radicalement pour le pôle opposé du monde et de l’existence, la grâce des jolies jeunes femmes. Désormais le désir insoumis, toujours bel et bien là, accède au plaisir souverain. Et l’œuvre à ses sommets. Le tout non sans une saine ironie décapante, omniprésente, à commencer par ce personnage de « vaincu de la vie » (expression de Monteiro) retournant la chose – revanche du faible – en Don Quichotte de l’amour et de l’anarchie tragi-comique.
Le plaisir souverain
Souvenirs de la maison jaune, donc. Face à la misère sordide, la beauté des jeunes femmes – même d’une policière catholique, incitant à une double transgression envers les autorités et la morale dominante. Face à l’ordre établi, l’apparition vengeresse de notre homme sous l’uniforme de l’ennemi salazariste, à la façon de Stroheim, puis sa réapparition finale en Nosferatu suite à l’inoubliable injonction : « Va, donne-leur du fil à retordre ! »
Le Dernier plongeon (1992). Contre pauvreté infâme, attrait du beau sexe, toujours. Formellement, ne serait-ce que ce moment de solidarité entre deux pauvres hères où soudain une bordée d’injures salaces lancée du fond de sa chambre par une malade alitée, tenue hors champ, fait basculer le plan, rappelant vivement l’horreur de la misère – sociale et sexuelle à la fois. Et, à l’opposé, ce plan final suivant caméra à l’épaule l’avancée de la jeune femme au milieu d’un champ de tournesols, à l’éclat littéralement solaire.
La Comédie de Dieu (1995). Un art du goût et un espace-temps intime précieux, face au tout-à-l’égout collectif. Formellement, ne serait-ce que ce majestueux plan fixe de plusieurs minutes avec le petit ballet de Jean de Dieu en pseudo chef d’orchestre et maître-nageur tournant autour de sa nymphe, allongée sur un autel, baignée de grande musique. Ou cet autre long plan fixe où, face à un gros boucher décidé à lui casser la figure pour avoir fréquenté sa très jeune fille, notre bonhomme frise le burlesque en enchaînant au fil du plan les dernières cigarettes du condamné. Mais aussi, à l’inverse, ce choc du montage, où le couperet dudit boucher vient trancher la tête d’un agneau écorché, interrompant du même coup un Agnus Dei.
Le Bassin de J. W. (1997). De « Dieu » à Diogène, avant l’exil final avec la jeune femme loin de la « pouillerie » (sic) sociale. Ne serait-ce que la vaste séquence d’ouverture, rejouant en une belle théâtralité minimaliste Inferno de Strindberg, où JCM-Dieu, entouré de jeunes filles-anges, en fait monter dans sa garçonnière tenue au-dessus du cadre, avant qu’à ses ordres ses charmantes acolytes ne bombardent le bas monde humain maintenu en-dessous du cadre. Ou encore ce long plan-séquence sur La Valse à mille temps de Brel, emportant les corps dans la danse, en intérieur à contre-jour, avec des variations de lumière solaire au fil du plan, offrant d’étonnantes rencontres entre flux musical et lumineux.
Les Noces de Dieu (1998). Souveraineté acquise, jusque dans la vie de château, belle femme à la clé. Cette étreinte à la forte tension érotique où le corps de vampire de Monteiro s’offre celui majestueux de la jeune femme, tout en lui donnant du plaisir. Ce contrechamp où, alors que deux hommes jouent entre eux la femme, celle-ci apparaît nageant sur le dos dans un bassin devant eux, l’écume magnifiant comme un écrin de perles sa poitrine.
Autant d’aperçus par lesquels on mesure que Monteiro ne fait pas que dénoncer thématiquement l’abomination du social : il le fait en cinéaste, lui opposant aussi bien la tenue formelle de son œuvre.
Puis ce sera le cas particulier et extrême de Blanche-Neige (2001), où l’écran reste noir quasiment tout au long du film, laissant toute la place au texte de Walser, à la grâce aérienne d’une voix féminine et flûtée : Thanatos et Eros à la fois, dans ce texte comme dans ce parti pris radical.
Et enfin Va et vient (2003). « Testament », si l’on veut. Avec toujours l’attrait des jeunes femmes, jusque dans son auto-parodie. Jean Vuvu (ex-de Dieu) dansant avec celle-là une zarzuela, chantant pour celle-ci une grivoise mélopée en moulinant une viole à roue. Le tout entrecoupé d’un balancement récurrent entre le mouvement, lors de trajets en ville, et la stase, durant des recueillements sous un grand arbre chéri.
Un dernier mot : ne pas rater Balade avec Johnny Guitar (1995). Pur « petit » diamant (3 minutes 35). Avec ces plans où tout se joue visuellement, par le seul regard, entre l’homme (Monteiro lui-même) et la femme désirée mais inaccessible. L’ensemble baignant dans la non moins poignante chanson du film de Ray. Là, donc : le désir n’est pas toujours si souverain, car non partagé, du coup ô combien sublimé. D’où la chanson de Johnny Guitar, son évidence ici, car telle est la condition du cinéphile : désirer à sens unique, via le regard, en sublimant, non sans mélancolie.
Fabrice Revault