Jerzy Skolimowski

Du 14 mars au 8 avril 2019

Le Coup d'éclat permanent

En 1964, Rysopis a marqué l'irruption de Skolimowski dans la famille des rares cinéastes modernes qui ont fait l'unanimité (Oshima, Glauber Rocha et quelques autres). En 2008, Quatre nuits avec Anna offrait le plus bouleversant retour d'un cinéaste après une éclipse de dix-sept ans. Ses films stylisés, portés par l'urgence de leur propos, ont donné lieu à moult commentaires inspirés, et cette intelligence critique n'a pourtant jamais diminué la saisissante immédiateté physique de l'œuvre. Ses familiers la reverront avec une ferveur inentamée. Les autres doivent y courir toutes affaires cessantes.

Au pré-générique du Départ (1967), le jeune garçon-coiffeur interprété par Jean-Pierre Léaud pénètre par effraction dans un garage, vole une Porsche qu'il conduit à tombeau ouvert sur de grands axes déserts, la ramène, nettoie les éclaboussures à grandes eaux et, en un geste aussi profond que plaisamment burlesque, remonte le compteur kilométrique au nombre exact affiché avant son rodéo nocturne. Le cinéma de Skolimowski capte une pulsion vitale pour assouvir des désirs en effaçant toute trace de son passage, conjure des peurs très ordinaires (vieillir, ne pas manger à sa faim, échouer à construire une relation avec l'autre, rater sa vie) et met en scène une lutte incessante pour ne pas céder aux renoncements de l'âge adulte. Car Skolimowski veut tout: la blonde et la brune (les rôles féminins de Rysopis tous interprétés par sa première épouse), la maison du sédentaire (« centrale énergétique » et personnage-clé de Travail au noir et du Succès à tout prix) et la caravane du gitan, la création et l'oisiveté.

Ici, maintenant, ailleurs

Chez Skolimowski, nulle préméditation d'un récit qui déroulerait son programme sur la durée du film. Dans sa forme privilégiée – le journal intime – seul existe, avec une intensité paroxystique, l'instant présent, temps obsessionnel qui tour à tour tétanise ou met le corps en mouvement. Dans la lumière instable de son noir et blanc charbonneux, Rysopis le saisit à l'heure du choix : partir à l'armée ou déserter mais, coûte que coûte, taire pudiquement son angoisse, consumer quelques heures comme une allumette, traîner avec des copains, envisager des possibles, soupeser ses sentiments, croiser une diseuse de bonne aventure et un cercueil d'enfant, garder conscience de la mort qui rôde partout, puis dévaler les escaliers vers son destin sans se retourner. Et revenir dans Walkover (1965), marqué, blessé, mais libre de s'imaginer marié en traçant un lit à la craie sur le sol d'un appartement vide, luttant sur le ring, martelant le sol de ses pas à la recherche de lignes de fuite, traversant à la course le concerto bruitiste du métabolisme urbain de la Pologne communiste (trams, trains, usines, réfectoires). Cinéaste-boxeur, Skolimowski pratique avant tout une forme de poésie musicale où le mouvement fait apparaître le motif (c'est ainsi qu'il peint également), et ses métaphores sont comme la grille d'un morceau de jazz : une aire de jeu solide mais ouverte au hasard, qui lui permet d'improviser, de se mouvoir librement dans un espace recomposé et un temps syncopé, de fuir le plus loin possible pour mieux revenir au thème, permanent, mais sans cesse réinventé, du poème phare de ses trois premiers films (« Quand il aura tué les années / ou fait fi de la jeunesse et de l'amour / la gorge serrée, il voudra tout refaire / mais il ne refera que le nœud de sa cravate »).

Son romantisme est douloureux au point de porter le masque du cynisme, et son désenchantement touche aussi le politique : Haut les mains (1967), violente charge contre ceux qui s'accommodent aussi bien des exactions commises pendant la guerre que de la corruption bureaucratique, est censuré par le gouvernement. Pour le cinéaste contraint à l'exil, la cicatrice restera aussi profonde que les crevasses expressionnistes de ses autoportraits. « Convoqué bureau 209, escalier gauche, 2e étage : vous m'avez donné une leçon qui a changé ma vie, car vous m'avez privé de mon assurance », dit-il dans le prologue qu'il adjoint au film pour sa sortie tardive en 1981. Les deux versions, essentiellement composées de la même matière, résonnent pourtant différemment. Lorsque la femme aimée sauve le personnage d'un suicide par asphyxie, la chute, stupéfiante, où il la passe par la fenêtre, a disparu du montage. Quinze ans plus tard, il s'agit moins pour Skolimowski d'avancer librement que de trouver sa place dans l'univers : participant, mais comme absent à la foule qui l'entoure, aux manifestations pro-Solidarność, tandis que ses travellings lugubres strient Londres, Beyrouth et Varsovie comme la caméra de Jean-Daniel Pollet parcourait la Méditerranée et celle de Resnais les camps de concentration.

« Le temps a fait son œuvre, nous sommes à nouveau vieux »1

Son cinéma organique porte majestueusement ses nouvelles rides : lui qui filmait la pureté de l'adolescence menacée par le regard proxénète des adultes interroge désormais les liens du sang dans une série de films qui sont autant des méditations amères sur sa condition d'artiste que des dialogues avec ses fils, dont il a produit le superbe Hollow Men (1993), résultat, prolongement et critique de ce qu'il leur a transmis comme père et comme artiste.

Malgré sa peur que le diamant perdu dans la neige de Deep End (1970) ne se révèle être que la vulgaire pampille de lustre qui brille au générique du Succès à tout prix (1984, film charnière, passionnant et méconnu, indispensable pour comprendre les mutations de son œuvre), sa rage de créer est restée intacte, stimulée par les contingences les plus improbables. Il faut être aussi teigneux pour boucler un film de A à Z en cinq mois (du coup d'État des militaires en Pologne qui a mis le feu aux poudres de Travail au noir, le 13 décembre 1981, à la projection du film à Cannes en mai 1982) que pour en tenir le fil pendant quatre ans (Rysopis, réalisé au gré de la pellicule mise à disposition pour des exercices d'études). Une œuvre aussi essentielle a un prix, et il aura fallu à Skolimowski plusieurs fois chuter comme Icare, bomber le torse pour prouver qu'il était toujours dans la course, tricher pour subsister au besoin, comme Jeremy Irons dans Travail au noir qui chaparde pour nourrir ses hommes et leur dissimule le réel pour qu'ils terminent leur travail. « Ceux qui n'ont jamais volé sont des saints. Ils iront droit au ciel. Mais pour nous autres, hommes ordinaires... », déclarait-il en 2001 à Jean Narboni et Noël Simsolo2. À rebours de ces corsets sociaux et religieux, Skolimowski filme sa vision de l'innocence : celle des animaux qui traversent tous ses films, et celle du Léon de Quatre nuits avec Anna, l'homme simple, l'idolâtre perdu dans les kolkhozes désaffectés d'une campagne polonaise ancestrale, le voyeur dont le regard n'est que la manifestation d'un amour pur et d'une tendresse infinie.

Damien Bertrand


  • 1. Jerzy Skolimowski dans le prologue de la version 1981 de Haut les mains.
  • 2. Propos recueillis pour Contre la montre : Jerzy Skolimowski, peintre, poète, cinéaste (2003).

Les films

Deep End
Jerzy Skolimowski , 1970
Di 17 mar 17h15   HL
Dialog 20-40-60
Jerzy Skolimowski, Peter Solan, Zbyněk Brynych , 1968
Sa 23 mar 14h30   GF

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