Jean-Claude Carrière
Du 21 octobre au 7 novembre 2020
Le conteur infini
Cher Jean-Claude Carrière,
Il est une caste d’hommes taillés dans l’étoffe des songes, parmi lesquels on trouve les griots, les bardes, les aèdes : toutes les nuances de conteurs, possédés d’un démon insensé qui donne sa forme au monde depuis qu’il est monde parce qu’il se raconte. Du fait de votre intimité (dont personne ne doute) avec les Mystères, vous avez traduit et réécrit les récits millénaires d’un ailleurs rêvé, de l’Inde (le Mahabharata) à la Perse (La Conférence des oiseaux). Vous nous avez appris, à nous qui blâmons certaines légendes d’être en dessous de la vérité, à éviter la fade sagacité de les croire fausses. Puis le cinéma est arrivé, et à son tour, il s’est mis à raconter des histoires. Le septième art allait inventer les scénaristes – ou était-ce l’inverse ? Si le cinéma est aussi un art de conteur, vous l’avez servi, sinon secouru. Les plus de soixante-dix films que vous avez signés permettent de constater la manière dont une mémoire lettrée, infiniment curieuse et généreuse comme la vôtre, évolue en fécondant le cinéma.
« On croit s’asseoir, et on tombe. Comme dans la vie »
Souvent, si l’on vous interroge sur ce qui, d’une enfance paysanne des plus modestes, vous a poussé à faire du cinéma, vous évoquez vos débuts auprès de Jacques Tati et Pierre Étaix, sous le signe de la plus rigoureuse observation. Avec Étaix, vous cosignez le très remarqué Heureux anniversaire, la courte et joyeuse fable d’un homme aux prises avec les embouteillages, suivi du succès du Soupirant, où l’on voit un autre amoureux, toujours joué par Étaix, qui se confronte au principe de réalité. Une telle collaboration avec le réalisateur et protagoniste vous permet, comme ce sera le cas avec Louis Garrel (L’Homme fidèle), de penser déjà à l’interprète en écrivant pour modeler des personnages délicats et complexes. Enjambant des générations de cinéastes, vous tissez ainsi, toujours, d’exceptionnelles complicités.
L’un des fondements de votre écriture au cinéma est sans aucun doute le burlesque. Irrévérencieux, vous défendez un rire lumineux, salvateur. Vous défendez par là tout le labeur de l’art comique, et c’est pourquoi vous rendez souvent hommage à Jerry Lewis, que vous avez décrit comme « un tour du monde de l’art de rire ». Vous rappelez aussi le rapport qu’entretient le burlesque avec le surréalisme, une double tradition que vous avez si passionnément incarnée. La diagonale surréaliste de votre œuvre aboutit, bien sûr, à votre rencontre, capitale s’il en fut pour l’histoire du cinéma, avec Luis Buñuel en 1964 pour Le Journal d’une femme de chambre – premier des six chefs-d’œuvre de la période tardive du cinéaste espagnol.
« Le travail de l’imagination est sans doute le plus secret de tous les travaux de l’esprit »
Comment parler de votre collaboration avec Buñuel, sinon en rendant hommage à une fidélité exemplaire, que vous avez souvent évoquée des mots les plus justes ? Il suffit de revoir Belle de jour, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté et Cet obscur objet du désir… On navigue de l’élégante étude de mœurs à la somme théologique, sans éluder la labyrinthique obsession du fantasme, tout cela, aimanté de l’absurde le plus vital. On comprend alors ce qu’est la véritable alchimie entre un scénariste et un réalisateur.
Dans la diversité de scénarios que vous signez, entre autres, avec Jacques Deray (La Piscine, Un papillon sur l’épaule, …), Milos Forman (Taking off, Valmont, …), Volker Schlöndorff (Le Tambour, Le Faussaire), Andrzej Wajda (Danton, Les Possédés), Louis Malle (Le Voleur, Milou en mai), vous apportez l’art subtil de l’atmosphère. Plus rare que tout : vous êtes parmi les seuls conteurs de notre époque à savoir écrire les non-dits, la voie inaudible du langage qui capte ce qui se passe entre les êtres. Des idées originales (Max mon amour de Nagisa Oshima) aux adaptations qu’on considérait comme impossibles (Dostoïevski, Flaubert, Proust), vous irriguez le cinéma le plus prestigieux de la seconde moitié du vingtième siècle. Mais vos plus récentes collaborations avec Atiq Rahimi (Syngué sabour), Jonathan Glazer (Birth), Philippe Garrel (L’Ombre des femmes, Le Sel des larmes), témoignent de votre réjouissante vivacité.
« Je travaille encore »
Parmi tous les avatars d’homo narrans, vous faites œuvre à la fois de créateur et de passeur. Votre bibliographie est abondante et bigarrée ; vous avez par ailleurs écrit pour la télévision et le théâtre des histoires de contorsionnistes du désir (L’Aide-mémoire, Les Mots et la chose) ou des sujets historiques et philosophiques qui vous tiennent à cœur (La Controverse de Valladolid). Sans aucun doute, le royaume des mots restera à jamais le vôtre, comme l’est sa langue, celle que parlent les oiseaux. Pourtant, aussi beau que puisse être un monde imaginaire, il ne sera pas tout à fait celui où nous vivons ; alors, vous êtes des combats de votre époque depuis la fin des années soixante : le droit des femmes à disposer de leur corps, l’urgence écologique et, dans les années 1980, la création d’une école de cinéma, la Fémis, que vous avez longtemps présidée. Vous avez la rigueur d’analyser vos outils – du stylo plume à l’ordinateur – et l’élégance de réserver à chacun la part du feu. Si, autour du monde, on vous demande encore : « Comment écrire un scénario ? », vous y répondez généreusement avec manuels, livres, rencontres, anecdotes, prodiguant vos conseils et vos expériences. Chacun de vos textes semble une parure éblouissante. Par quel prodige ? C’est que vous caressez la chair même du langage.
Gabriela Trujillo
Les intertitres sont extraits du dernier livre de Jean-Claude Carrière, Ateliers, paru aux éditions Odile Jacob (2019).