Jean-Claude Biette
Du 12 au 24 juin 2013
La farandole équivoque
Les sept longs métrages qu’a tournés Jean-Claude Biette, entre 1977 (Le Théâtre des matières) et 2003 (Saltimbank), constituent certainement l’une des œuvres les plus intrigantes et originales du cinéma français. Frappés d’insuccès commerciaux et victimes d’obscurs problèmes de droits, ils sont pour la plupart restés, depuis le décès de l’auteur survenu le 10 juin 2003, assignés à discrétion. Leur retour sur les écrans de la Cinémathèque française, suite à une providentielle campagne de restauration, marque la fin d’une nuit de dix ans. Ils en ressortent ragaillardis, mais enrobés d’un voile de sommeil qui sied bien à leur somnambulisme, et soutenus par une rumeur en basse continue qu’ont entretenue leurs plus fidèles thuriféraires (les cinéastes Pierre Léon et Serge Bozon en tête). Jean-Claude Biette entre aux Cahiers du cinéma en 1964, à l’âge de vingt-deux ans, avec sous le coude un article sur Cyrano & d’Artagnan d’Abel Gance. Sa première année, il n’écrit que sporadiquement, mais défend avant tout Non réconciliés de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet – dans l’Othon desquels il jouera, en 1970, un esclave affranchi. Peu après, il s’évade en Italie pour échapper au service militaire. Il réside à Rome, tourne ses premiers courts métrages – deux fictions (La Poursuite et Ecco ho letto) et deux documentaires (Attilio Bertolucci et Sandro Penna), pour l’heure encore introuvables – et écrit pour la revue d’Adriano Aprà Cinema e film. Ce dernier le présente à Pier Paolo Pasolini dont Biette devient l’ami et le factotum ; il l’assiste à la réalisation d’Œdipe roi (1967) et supervisera la version française de Salò ou les 120 journées de Sodome (1975).
À son retour en France en 1969, Biette reste au seuil des Cahiers, alors engagés dans une politisation qui ne concerne plus sa cinéphilie. Il joue un étudiant dans La Carrière de Suzanne d’Eric Rohmer, et tourne deux nouveaux courts métrages, Ce que cherche Jacques (1970) puis La Sœur du cadre (1973) avec Françoise Lebrun. En 1974, Femmes, femmes de Paul Vecchiali le touche droit au cœur et le convainc d’écrire Le Théâtre des matières qu’il tournera en 1977 sous l’égide de la société de production Diagonale, pépinière d’un jeune cinéma français indépendant et inventif (Jean-Claude Guiguet, Marie-Claude Treilhou, Gérard Frot-Coutaz). Il revient aux Cahiers la même année pour y tenir une rubrique consacrée aux rééditions, où il parle, entre autres, de ses maîtres Jacques Tourneur, Fritz Lang, Allan Dwan, John Ford.
Il est déjà remarquable que, chez Jean-Claude Biette, la pratique du cinéma ne se soit jamais dissociée de l’écriture sur les films. Au contraire, celles-ci se sont nourries mutuellement et ont avancé de concert, comme les deux temps d’une même marche ou les deux moments dialectiques d’une même pensée. Ainsi il n’est pas rare qu’on retrouve dans ses textes les principes et vœux qui présidèrent à la conduite de ses films – il vantait, chez les autres, « l’essence impersonnelle » et l’ « art anonyme, peu visible » du cinéma.
Une esthétique de la nécessité
Son œuvre s’inscrit dans cet héritage croisé des grands artisans de la série B hollywoodienne (ses pères) et d’une modernité cinématographique qui a imprégné ses années de formation (ses pairs). Des premiers, il puise un sens de l’économie qui, s’emparant d’une pauvreté de moyens comme une occasion de concentrer son expression, définit une esthétique de la nécessité – faire le plus avec le moins – et du secret – ne pas montrer mais suggérer. La pureté du cadre 1:1,37 renvoie au nombre d’or et aux compositions frontales du cinéma classique. Biette filme avant tout des conversations et des déplacements, ces actions minimales de la vie courante qui suffisent à ouvrir sur le monde et ses récits, reléguant tout excédent aux puissances de l’invisible. Au cœur de ses plans se meut une petite troupe (évolutive) d’acteurs – Paulette et Jean-Christophe Bouvet, Sonia Saviange, Howard Vernon, Tonie Marshall, Thomas Badek, Jeanne Balibar – à la singularité desquels il donne du champ et toute son attention.
De ses influences modernes, il digère une dramaturgie tout à fait inouïe et assez perturbante, à laquelle il est toujours revigorant d’aller se frotter. Ses films, pour tout dire, se fondent moins sur l’habituel principe de progression narrative, qu’ils n’établissent une carte de rapports entre des personnages apparemment distants, mais souvent liés à des degrés divers au monde du théâtre – ou, plus généralement, à un milieu lettré (la critique d’art dans Loin de Manhattan) ou érudit (la recherche universitaire dans Trois ponts sur la rivière). On passe d’un personnage à l’autre par une loi secrète de dérivation, qui provoque le hasard des rencontres et le goût des bifurcations. Le récit biettien est ainsi truffé de virages et, circulant au seuil d’une histoire qui n’advient jamais, c’est précisément par l’imprévu – ce qui surgit du coin de la rue ou dans l’arrière-salle d’un restaurant – qu’il nous perd et nous retrouve, nous ravit et nous tient en haleine. La pièce de théâtre en préparation est l’un de ses motifs récurrents et la scène une grotte sombre qui semble détenir le secret des rapports entre les êtres, un foyer glacial au contact duquel on accède à une autre dimension de la vie (Le Théâtre des matières, Le Complexe de Toulon, Le Champignon des Carpathes et Saltimbank).
C’est certainement par la musique qu’on approche au plus près du secret de cette composition, qui laisse toute sa place à l’imprévu par un souverain effacement de la mise en scène. Si ses films semblent n’aller nulle part, c’est qu’ils sont surtout striés de motifs et de somptueuses modulations dont les sinuosités brodent un délicat « art de la fugue », à tous les sens du terme. Cette promenade, sans autre terme que le mot « fin », est relevée par le tintement cristallin d’une langue portée par des acteurs aussi disparates que les instruments d’un orchestre, et jetée dans l’air comme des notes sur une partition. Dans cette œuvre, aucune psychologie, aucun message ne vient orienter la lecture du spectateur. Mais sous l’image, tout un monde grouille qui serait comme l’envers des films et contiendrait les histoires, les mystères laissés en suspens, et qui n’existent peut-être nulle part ailleurs que dans nos esprits de témoins (Chasse gardée met admirablement en application cette idée). Cette zone étrange est un espace de liberté, de jeu et de spéculation mis, non sans une certaine malice, à disposition du public. Et c’est par un questionnement toujours plus aigu, sorte de contrat actif avec son spectateur, que le cinéma de Biette nous lie aux trajectoires incomplètes de ses personnages, sans début ni fin, sans direction, mais dont la trame entremêlée traduit bien le secret battement de la vie.
Mathieu Macheret