Jean-Charles Fitoussi
Du 22 janvier au 2 février 2014
À ciel ouvert
Jean-Charles Fitoussi est un bâtisseur. Avec patience – celle apprise ou confirmée auprès de Straub-Huillet dont il fut l’un des assistants –, il édifie une œuvre, ou une série, tout à la fois consciente d’elle-même et ouverte sans cesse aux forces de l’aléa ; ancien étudiant en architecture, il construit un monde cinématographique baptisé « château de hasard ». De ce château, chacun des films, fini, à peine commencé ou en chantier, est une « pièce » ou une « dépendance », pièces numérotées d’une sorte de plan d’ensemble qui vient après coup comme, dans l’approche de Fitoussi, une envie de filmer et même un tournage précèdent souvent ce qu’on appelle d’ordinaire le scénario ; pièces détachées d’un grand corps animé par l’idée et le hasard qui ont présidé à sa naissance. L’œuvre est le résultat d’une expérience en cours.
Sur le champ
Chaque pièce s’élabore à l’image de cet ensemble sans fin, ouverte elle aussi à l’accident, à la greffe, à l’expansion, à la reprise ou à l’arrêt, la création au présent s’interdisant de ce seul fait tout recours à la production habituelle mais gagnant en liberté, c’est-à-dire en temps retrouvé. C’est le temps qui produit les films de Fitoussi. Ainsi la fiction qui l’a fait connaître, Les Jours où je n’existe pas (2001), tournée sur plusieurs années, entamée par son milieu, avançant sans scénario, interrompue plusieurs fois et laissée en plans, abîmée et compromise, trouvant justement par cette difficulté le moyen de se continuer, de se développer en long métrage et d’accéder à la plénitude de sa forme : celle qui concilie le drame fantastique d’un homme menacé dans sa continuité d’existence et un éloge de la vie jusque dans ses plus infimes manifestations, celle qui redonne la sensation d’un art essentiellement inventé pour éterniser tout être de passage. En détournant Jankélévitch, cité dans le film, on dirait : « Celui qui a été (filmé) ne peut plus désormais ne pas avoir été. » Ainsi Nocturnes pour le roi de Rome (2005) qui n’avait pas prévu d’être un film, le cinéaste réagissant à une situation qui « appelait » à être enregistrée (il tourne avec un téléphone portable ce qui deviendra un long métrage) : un banquet en extérieur, deux cents convives, le ballet mécanique et impromptu des serveurs, les robes noires et les vestes blanches, les taches de couleur du jour et dans la nuit, la danse des pixels d’une image pauvre, compressée, imprécise – à l’opposé absolu du piqué sensuel de ses autres films. Le reste de Nocturnes en découle : un monde perçu comme flou par un vieux compositeur allemand au seuil de sa propre disparition, lui-même invisible, sa voix murmurée et son intonation inoubliable, une musique classique qui dramatise la teneur d’un plan et monte des séquences entières, des instants de cinéma qui s’insèrent soudain comme un éclat dans l’œil (Rome ville ouverte, Les Carabiniers) et font revenir la guerre, des images d’immeubles qui s’effondrent pendant qu’un film s’élève, parti de rien et fait avec presque rien. Inachevé par essence, le château se visite en partie ou tout entier, dans le sens qu’on veut – et même dans l’ordre, « pièces » en enfilade. Pièces existantes et pièces à venir entretiennent toutes des relations insoupçonnées, longtemps inconnues du cinéaste même, souvent révélées au fur et à mesure que le dessein se précise en s’élargissant. Les films jouent entre eux au passe muraille : Le Dieu Saturne (2003) passe une tête dans L’Enclos du temps (2012), nombre de personnages – surtout masculins, les femmes s’avérant pour l’instant plus prisonnières de leur lieu d’apparition – se retrouvent ici et là, et plus tard encore ailleurs. La série réserve ainsi des surprises, elle étonne qui s’engage dans son domaine. L’œuvre de Fitoussi tient à la fois de la carte et du territoire, on s’y repère : personnages et acteurs en mouvement emmenant avec eux les fils d’un récit qui se déplace, toutes les langues étrangères qu’on entend dans Je ne suis pas morte (2008) et qui se comprennent entre elles, des dialogues ou des monologues qui ne sont pas avares d’explication et de sens, un cadre au cordeau (souvenir des Straub et d’Ozu) et tout le temps une sublime lumière qui semble immanquablement un révélateur de beauté et la résolution de toute chose. Et en même temps, on s’y « perd » tel le promeneur égaré de Je ne suis pas morte, cherchant son chemin dans la campagne française avec une carte de l’Autriche à la main et figurant le spectateur du film, heureusement dérouté, sans guide autre que sa mémoire et sa croyance.
Par des chemins étranges
Film somme et film monde, film d’avenir et à venir, Je ne suis pas morte prolonge et porte à incandescence une façon de faire du cinéma, ou d’en refaire comme du temps du muet où Chaplin cherchait et trouvait son inspiration sur le plateau : « Et l’on tourna, au jour le jour, écrivant d’abord des dialogues la nuit que l’on répétait le matin pour filmer l’après-midi. Puis, à mesure des saisons de tournage (il y en eut sept), la confiance et le métier augmentant, il n’y eut plus rien à écrire. » En même temps, Je ne suis pas morte témoigne de cette faculté à désorienter celui qui regarde, ainsi dans sa troisième et dernière partie intitulée « Par des chemins étranges », l’enchaînement de rêves réalistes faits par différents personnages. De même le montage qui ose faire surgir un plan hétérogène dans le corps d’une scène ou le raccord dont Fitoussi joue si bien et de tant de façons qu’il le réinvente, en ré-enchante l’usage : « Le raccord est pour moi un des plaisirs les plus forts, une jouissance que le cinéma est seul à pouvoir apporter. (…) Ce plaisir du raccord qui est un peu comme le passage d’une note à une autre en musique. » Comme dans le documentaire sur les Straub (Sicilia ! Si gira, 2001) qui ne se gêne pas pour bousculer la chronologie du travail, Je ne suis pas morte joue avec ses intrigues, passe ou raccorde de l’une à l’autre, les fait bifurquer pour retrouver plus loin, plus tard, l’histoire « principale » et la suivre jusqu’à renouer à la fin avec le début en un dernier plan fixe : un visage de deuil, lentement, glisse vers le noir de la nuit à la mesure inverse de son illumination intérieure. L’œuvre en cours lutte contre l’œuvre au noir, Fitoussi ne nie pas la part sombre de l’existence humaine, il filme le funeste sans détour et pour toute arme en retour lui adjoint la magnificence du monde dont son cinéma est un capteur ébloui.
Bernard Benoliel