James Gray

Du 16 au 21 octobre 2019

La lutte qu'être une personne implique

La formule est ample et précise, simple et complexe, en tous points fidèle à ses films dont elle entend ramasser l'immuable enjeu : « The struggle of what it means to be a person. » James Gray l'employait à deux reprises voilà deux ans, à la Cinémathèque, où il était venu présenter The Lost City of Z. Il faut l'entendre prononcer ces mots, dûment pesés, pour reconnaître leur double poids de mélancolie. Celle des personnages de ses films d'abord, tous alourdis du fardeau de cette lutte, tous maudits d'être nés sans avoir choisi leur place, et de grandir sans savoir jamais la trouver. Cette mélancolie, celle des désillusionnés, est l'objet de toute l'œuvre de James Gray à ce jour, dessinant un ensemble très cohérent de mélodrames existentialistes tortueux, dans les habits classiques du film noir (Little Odessa, The Yards, La Nuit nous appartient), de la romance (Two Lovers), du film d'époque (The Immigrant) ou d'aventures (The Lost City of Z). Mais il faut entendre aussi la mélancolie, maintes fois ressassée, du cinéaste lui-même, tant il sait inactuelle son ambition d'explorer ces gouffres avec les moyens qui furent ceux d'un grand cinéma populaire et adulte, subtil mais spectaculaire, auquel les studios hollywoodiens (ou ce qu'il en reste) ont renoncé en entraînant le public avec eux.

La volupté de la mort

Cette lutte, dit-il, le questionne depuis l'enfance. Dans l'appartement du Queens où il a grandi, enfant de l'immigration juive russe, il redoutait, les soirs, de voir s'éteindre sous la porte de la chambre des parents le mince filet de lumière qui les disait encore debout. Dans The Yards, un poste de télévision fera la réclame d'une comédie oubliée avec Doris Day, Where Were You When the Lights Went Out? Et dans Two Lovers, c'est une mère inquiète (elles le sont toutes, douloureusement) qui guettera le même filet de lumière sous la porte de son fils. Tous les films reviendront explorer cette pénombre, qui tombe comme une malédiction pour vous abandonner à la solitude. C'est d'abord le climat sépulcral de décors filmés comme autant de caveaux – tunnels (The Yards) et souterrains (The Immigrant), boîtes de nuit ou tripots comme des cryptes (La Nuit nous appartient), et bien sûr ces appartements familiaux, asphyxiants et viscontiens (pour guider la photographie sublime d'Harris Savides sur The Yards, il convoque un mot du Guépard : la « volupté de la mort »), où toute lumière est bue par la surcharge des bibelots et des papiers peints (autre souvenir d'enfance : l'appartement des grands-parents). Et l'on ne sort de ces décors que pour s'enfermer dans des extérieurs complices, guère plus respirables, jour laiteux et ciels bas d'hiver (Two Lovers, The Immigrant), ou jungle lointaine qui est le contraire d'une évasion car elle ne pousse en vérité qu'entre les boiseries d'un intérieur anglais (The Lost City of Z).

On erre

C'est l'hiver que tout commence, dans la blancheur aveuglante et paradoxale d'un film qui reste le plus funèbre de tous. Sorti en 1994 et distingué par un Lion d'argent à Venise, Little Odessa fut à la fois porté et masqué par la vogue d'un cinéma « néo-noir », dont il se distingue par une gravité radicalement étrangère à l'ironie postmoderne qui accompagne alors le sacre du cinéma indépendant américain. Miramax, la société des frères Weinstein qui triomphe alors avec Pulp Fiction, produit le deuxième film de James Gray, The Yards, mais en massacre la sortie après avoir lui imposé de renoncer à une fin jugée trop sombre. C'est à la lumière de ce cruel malentendu (The Yards est sifflé à Cannes, et Gray devra attendre sept ans pour tourner de nouveau) qu'il faut envisager la suite de sa carrière, pour y admirer l'entêtement de ce cinéaste trop raffiné pour l'époque, et condamné par la désuétude de ses préoccupations – la lutte des classes, l'opéra, la grande forme narrative que lui ont inspirés Coppola et Visconti. L'entêtement se lit, avant tout, dans le sujet des films. D'un genre l'autre, il n'aura cessé de situer la lutte du côté des fils, sur le seuil où des familles claniques leur refusent la paix en les empêchant d'entrer (Little Odessa, The Yards, The Immigrant) ou de sortir (La Nuit nous appartient, Two Lovers) – et quand ils quittent la famille, c'est seulement pour aller chercher, à l'autre bout du monde, la possibilité de la rêver (The Lost City of Z). Irrémédiablement retenus par le passé, condamnés par lui à l'errance dans un monde qu'ils n'ont pas choisi (« On est des Juifs, on erre », dit Tim Roth dans Little Odessa), les personnages de Gray ne font qu'un avec son cinéma.

Remonter le temps

Inactuelle et mélancolique, la filmographie de James Gray l'est aussi d'avoir gardé une idée du cinéma qui est celle de la mort au travail. Son attachement au 35 mm en est un signe. Un autre, moins explicite, tient dans son plaisir à filmer la photographie (les somptueux diaporamas disséminés dans La Nuit nous appartient, Two Lovers, The Lost City of Z) pour y voir vibrer le grain du temps. Complétant la minutie documentaire, très scorsesienne, avec laquelle ses films ont remonté l'histoire de sa famille comme celle de son pays, ce geste d'archiviste trouve une destination naturelle dans The Immigrant et The Lost City of Z, tous deux situés à l'aube du XXème siècle. Et il faut se garder de voir seulement, dans leurs dimensions réduites de fresques à l'élan brisé, l'absence de moyens à laquelle se heurte ce cinéma fait pour un autre temps. Car autant que la contingence, c'est le mouvement interne de l'œuvre qui leur dicte cette retenue, et retient leurs personnages sur de nouveaux seuils – pour l'immigrante : un cruel purgatoire au bord de l'Amérique ; pour l'explorateur : une jungle purement mentale, par définition introuvable. La grande histoire et le film d'aventure n'y sont que de nouveaux chemins pour explorer la même lutte, et régler toujours mieux la mécanique qui donne aux films de James Gray, depuis plus de vingt ans, les finales les plus subtils et bouleversants du cinéma contemporain. Preuve, peut-être, que sa tristesse sincère d'être né trop tard n'est qu'une ruse de son génie pour tracer le sillon qui lui convient.

Jérôme Momcilovic

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