Jacques Rozier
Du 10 au 28 novembre 2021
Jacques Rozier, l'égarement joyeux
La filmographie de Jacques Rozier est une constellation. En son cœur brillent quatre longs métrages météores, qui sont venus secouer de leur insolente drôlerie et liberté le ciel du cinéma français : Adieu Philippine, Du côté d'Orouët, Les Naufragés de l'île de la Tortue et Maine Océan. Autour desquels scintille une secrète myriade de petites étoiles. Courts métrages, émissions de télévision, essais vidéos, objets souvent inclassables mais toujours généreux en idées de cinéma.
Rozier fait feu de tout bois, et ses films crépitent de tous les côtés. Prenons l'éblouissant début d'Adieu Philippine. Michel, jeune homme un peu vantard, un peu flemmard, tire des câbles sur le plateau d'une émission de télévision. À la porte du studio, il embobine Liliane et Juliette, « inséparables comme les amandes philippines ». Ils vont prendre un verre et la conversation, en débit de mitraillette, s'accorde au rythme du mambo sorti du juke-box. Début si gracieux, si loufoque, où la virtuosité du montage relaie gestes, dialogues et musiques pour nous offrir un véritable trois-en-un. À la fois un document d'époque (les coulisses des studios des Buttes-Chaumont, les mots et les gestes de la jeunesse), une exquise entame de comédie (la glande et la drague comme art de vivre) et une ouverture de comédie musicale (le ballet des caméras, rythmé par la voix éruptive de Jean-Christophe Averty et la clarinette scintillante de Maxim Saury).
En remontant l'air du temps
Chez Jacques Rozier, l'éphémère devient inoxydable. Le charme et la fraîcheur de son cinéma le transforment en formidable machine à remonter l'air du temps. Ses pures pépites sixties (dont les trois courts métrages restaurés par la Cinémathèque Française : Dans le vent, Paparazzi et Le Parti des choses : Bardot et Godard) se révèlent bien plus riches que de simples capsules temporelles. Il ne s'agit pas seulement de flâner dans les coulisses du magazine Elle ou de montrer l'envers du tournage du Mépris, mais de mettre à nu la fabrique des icônes (mode et star system) par le biais d'un montage euphorique où enquête sociologique et collage pop art se stimulent réciproquement.
Pas de sens de la hiérarchie chez Rozier ! Ce bouillonnement en est bien la preuve. De fait, le futile et le superficiel prennent une autre gravité. Rien de plus essentiel que le temps des vacances. La virée au Club Med avant la convocation pour la guerre d'Algérie (Adieu Philippine), l'été qui joue les prolongations d'arrière-saison (Du côté d'Orouët), la robinsonnade désorganisée (Les Naufragés de l'île de la Tortue) ou la dérive ferrovo-maritime (Maine Océan) sont bien plus que de simples parenthèses enchantées. C'est l'occasion rêvée pour dérailler de ses repères, s'en inventer d'autres dans la précipitation, en expérimentant un drôle (et même hilarant) mélange de grâce et de bouffonnerie, teinté d'un soupçon de cruauté. Rozier est un satiriste doux, servi par un art de l'étirement du temps et le plaisir des fausses pistes et des chemins de traverse.
Flibustier Don Quichotte
Dès son premier court métrage, Rentrée des classes, Rozier transformait une escapade d'école buissonnière en épopée sensualiste, laissant son jeune héros et le spectateur dans le même état : stupéfait face au chant de la nature. Par la suite, Rozier n'a cessé de nous mener en bateau. Ses séquences les plus mémorables ont souvent le pied marin : les escapades dans les criques corses d'Adieu Philippine puis l'arrivée du ferry qui sonne le glas de cet état de grâce ; la leçon du – bien nommé – dériveur de Du côté d'Orouët ; le voyage désorganisé à bord du voilier des Naufragés... ; le bateau-stop entre chalutiers à la fin de Maine Océan.
D'où l'image de Rozier, cinéaste mi-flibustier, mi-Don Quichotte, filiation qu'il revendique dans sa Lettre de la Sierra Morena, pamphlet rigolard contre les commissions de financement et le cinéma de notes d'intentions. Mais paradoxalement, lui, le cinéaste du grand air, le cinéaste si prompt à capter la magie des étés prolongés et des nouveaux horizons, puise aussi son inspiration dans les conventions du théâtre ou des plateaux télé. La part moins connue de sa filmographie se nourrit ainsi des aléas de la vie de troupe : la série Joséphine en tournée, son dernier long métrage, resté inédit, Fifi Martingale ou l'hallucinant piratage consenti de l'émission Ni figue, ni raisin (de Corinthe), adaptation du mythe de Jason façon « variétés et carton-pâte » (avec Dalida en vedette), où le spectacle se situe autant en coulisses que sur le plateau.
Comédies du langage
Aux scénarios bien ficelés, Rozier préfère l'imprévu de la commedia dell'arte, mais en grand dramaturge qu'il est, ses films sont aussi de fabuleuses comédies du langage, de tous les langages. Le langage du montage, celui qui permet par sa grâce un dialogue imaginaire entre Bardot et les photographes harceleurs (Paparazzi). L'infra-langage, celui d'un retour au cinéma primitif avec l'étourdissant Nono Nénesse où les poupons Bernard Ménez, Jacques Villeret et Maurice Risch, lâchés dans des décors disproportionnés, s'en donnent à cœur joie dans le burlesque destructeur et le babillage régressif. Ou dans Maine Océan, les délicieux quiproquos issus d'une langue française malaxée comme du jazz, passée par le tamis des accents brésiliens et vendéens et d'onomatopées inédites (« chtongàlagare ! »).
Preuve que ce cinéma va jusqu'au bout de son idéal buissonnier : aussi bien en expérimentant un autre rapport au temps (Rozier est aussi un maître du temps réel, parfois relâché de toute tension dramatique) qu'un autre rapport à la langue, qui elle aussi, déraille pour mieux se réinventer. Des cinéastes de la Nouvelle Vague, Rozier, c'est celui qui divague. Celui qui aime que tout aille de travers, pour mieux alimenter son sens très particulier de la dramaturgie : entrelacer l'art du chassé-croisé avec les itinéraires obliques de la course au trésor. La seule chose qui aille droit dans ce cinéma, c'est la vigueur toujours intacte de ses flèches libertaires et radieuses, qui continuent à nous toucher en plein cœur.
Joachim Lepastier