Isabelle Huppert

Du 4 janvier au 12 février 2006

Le roman d’Isabelle, la femme mystère

À la fin des années 70, une jeune femme sort de l’ombre. Elle a de longs cheveux roux, des taches de rousseur, de grands yeux verts et des joues rondes. Au cinéma, on l’appelle Pomme, elle vient d’émouvoir plus d’un million de Français. Dans la vie, la jeune femme se nomme Isabelle Huppert. La Dentellière de Claude Goretta est son quinzième film, l’un de ceux qui donnent le la d’une carrière. Quelques années auparavant, après des études au Conservatoire de Versailles, puis de Paris, on a déjà pu remarquer sa frimousse dans César et Rosalie de Claude Sautet (elle est la petite sœur de Romy Schneider) ou son aplomb juvénile à la fin des Valseuses de Bertrand Blier.

Avec La Dentellière, Claude Goretta lui donne son premier vrai grand rôle. Pomme, son personnage, est en apprentissage dans un salon de coiffure. Elle a le regard intense des jeunes femmes timides, la pudeur des êtres de fuite. Économe de ses gestes et de sa parole, elle est ce « petit flocon de neige égaré en plein été », comme aurait pu la décrire Robert Musil. En grande partie parce qu’elle n’est pas du même rang social que François, l’étudiant dont elle s’entiche en vacances à Cabourg, Pomme ne connaîtra que brièvement la plénitude amoureuse. Derrière l’impassibilité de son visage, on devinera très vite une douleur intense, qui ne pourra s’exprimer que physiquement. Pomme est le rôle matrice de toute la carrière d’Isabelle Huppert. On retrouvera dans la plupart de ses grands personnages cette tension permanente entre la maîtrise de soi, cette attention à ne rien laisser montrer de son intimité, et l’expression inattendue, voire violente de la passion la plus crue. Près de vingt ans plus tard et quelques rondeurs en moins, Sofia, l’épouse introvertie qu’elle interprète dans L’Inondation d’Igor Minaev nous rappelle encore l’héroïne de La Dentellière. Son abandon mélancolique masque ses frustrations et ses meurtrissures. On ne s’attend pas à la voir basculer dans l’horreur d’un plan à l’autre. Et pourtant… Le tout dernier gros plan de L’Inondation est terrifiant. Alors qu’on la croit morte, Sofia rouvre les yeux, et nous fixe d’un regard qu’on ne comprendra jamais vraiment. Même si on saisit la trajectoire douloureuse du personnage, le mystère de Sofia reste impénétrable.

Isabelle Huppert excelle dans l’interprétation de ces personnages qu’on n’appréhendera jamais tout à fait. Ses films sont souvent ponctués de regards caméra ou de gros plans mystérieux (Violette Nozière, Eaux profondes, Une affaire de femmes, et bien sûr, celui mémorable de la fin de La Dentellière). Les cinéastes aiment écouter son visage imperturbable, qui cache souvent les pensées les plus sombres. Chabrol le premier, qui lui a donné six de ses plus beaux rôles (bientôt sept avec L’Ivresse du pouvoir, qui sortira en 2006) : Violette Nozière est peut-être le plus impressionnant, tant son interprétation (primée à Cannes) joue sur le fil très mince d’une ambiguïté sans appel. Violette la solitaire, Violette la séductrice, Violette l’enfant meurtrière parricide. On se souviendra longtemps de ses cris à la fin du film, implorant le pardon avant de s’endormir vers son enfance… Les autres rôles chabroliens (Une affaire de femmes, Madame Bovary, La Cérémonie, Rien ne va plus, Merci pour le chocolat) donnent à voir des femmes déterminées, complexes, aux multiples facettes, qui assument leur destin souvent tragique. Dans Rien ne va plus, film à clés, considéré à tort comme mineur, Isabelle Huppert incarne Betty, complice de Victor (Michel Serrault) dans l’escroquerie de congressistes. Son identité éclatée (manipulée manipulable, forte et fragile, dure et douce, etc.) la rend une fois de plus insaisissable. Et imprévisible, aussi. À l’image de Jeanne Kern, la mère de famille qu’elle incarne dans le méconnu Retour à la bien-aimée de Jean-François Adam (1979). Son premier mari, Julien (Jacques Dutronc) resurgit dans sa vie alors qu’elle s’est remariée. Décidé à la reconquérir, il emploie les grands moyens, jusqu’à commettre un meurtre pour en accuser le nouvel époux de son ex-femme. Dans une scène très surprenante, qui anticipe d’ailleurs d’une manière troublante le personnage de Gabrielle du film de Patrice Chéreau (2005), Jeanne revient chercher Julien. La scène se passe sur un quai de gare. Elle a les cheveux tirés en arrière, porte un imperméable trempé. Avec douceur et fermeté, elle lui demande de rester. Ce « retour » presque fantomatique est magnifique parce qu’il est inattendu et sans effets.

Si elle a réinventé au fil des films un langage qu’on appellera « silence », Isabelle Huppert n’a jamais perdu dans ses rôles le plaisir de la parole, de ses intonations musicales et de son rythme. Butant sur les mots dans Passion (Godard), elle accélèrera le débit dans La Cérémonie ou Huit femmes (François Ozon), dans lesquels ses répliques mitraillettes rappellent celles de Rosalind Russell dans La Dame du vendredi de Howard Hawks. Isabelle Huppert n’est pas une comédienne du superflu ni de la grandiloquence. Moins elle insiste dans son jeu sur les traits psychologiques les plus singuliers de ses personnages, plus ils en tirent une force étonnante, plus ils nous éprouvent aussi parfois. Un détail nous enseignera toujours beaucoup plus. C’est la petite toux timide de Pomme dans La Dentellière pour masquer le bruit des ébats d’un couple voisin de sa chambre d’hôtel, ou celle discrète, heurtée, et pourtant suffocante d’Erika dans La Pianiste de Haneke, provoquée par une émotion soudaine lors du cours qu’elle fait passer à son étudiant Walter. C’est encore la manière de tenir une cigarette ou de fumer, maladroite dans Les Indiens sont encore loin (1977) ou plus affirmée, plus adulte, presque « hollywoodienne » dans Violette Nozière, un an plus tard.

Si la riche filmographie d’Isabelle Huppert nous bouleverse autant, c’est parce qu’elle s’entrelace parfois avec la vie de la comédienne, qu’il s’agisse donc, comme esquissé précédemment, du passage de l’adolescence à l’âge adulte (Isabelle Huppert a souvent dit par exemple que le personnage de La Dentellière était proche de ce qu’elle était à ce moment de sa vie), de son caractère secret, de sa joie perceptible d’être mère (les scènes très touchantes avec sa fille Lolita dans Une affaire de femmes) ou bien encore des liens scénaristiques et thématiques qui se sont tissés entre ses films. Le rapport intime à la mère par exemple. On pourrait ainsi rapprocher les relations fille-mère entre folie et érotisme d’Histoire de Piera de Marco Ferreri et de La Pianiste de Michael Haneke. Un fil invisible relie de manière presque clandestine les personnages incarnés par Isabelle Huppert. Avec le sentiment que chaque rôle en amène un autre plus complet, parfois très proche, très filial. Sa filmographie est aussi une œuvre imaginaire, dans laquelle les acteurs qui l’accompagnent peuvent revenir d’un film à l’autre avec un rôle quasi similaire (Jacques Dutronc, pianiste dans Retour à la bien-aimée et Merci pour le chocolat, Pascal Greggory, tour à tour frère dans Les Sœurs Brontë, compagnon de route dans La Vie promise et mari dans Gabrielle, ou encore François Cluzet, troufion à la main baladeuse dans Violette Nozière qui réapparaît en mari délateur dans Une affaire de femmes).

Revoir aujourd’hui à la Cinémathèque quelque 50 des films qu’elle a tournés permet de revisiter la carrière européenne, mais aussi américaine (Cimino, Hanson, Hartley) d’une actrice qu’on a trop souvent qualifié de cérébrale et distante. Il suffit de revoir les quelques scènes de La Porte du paradis de Cimino, dans lequel, solaire et sensuelle, elle accueille avec gourmandise son amant, ou monte à cheval dans des séquences très spectaculaires, pour affirmer le contraire. De nombreux films la voient chanter, danser, s’amuser (Loulou, Une affaire de femmes, Huit femmes, etc.), poursuivre des aventures extravagantes (Sac de nœuds, Deux, Malina). On se souvient de la légèreté de Lena, mère de famille apprenant d’improbables comptines sur le fromage à ses enfants (Coup de foudre) ou bien des grands yeux innocents de Rose, esquissant un sourire incroyable après avoir tiré sur la femme de son amant à la fin de Coup de torchon de Bertrand Tavernier. Ces exemples nous rappellent le sentiment adolescent commun à bien des personnages incarnés par Isabelle Huppert, sans parler des femmes-enfants qu’elle a souvent incarnées, de Nelly dans Loulou (Pialat) à Sylvia dans La Vie promise, encore récemment. Comme une volonté de retrouver par le cinéma le chemin du paradis perdu de l’enfance.

Bernard Payen

Les films

Aloïse
Liliane de Kermadec , 1974
Ve 6 jan 14h30   JE
Amateur
Hal Hartley , 1993
Amateur
Hal Hartley , 1993
Di 22 jan 21h30   GF
Deux
Werner Schroeter , 2001
Me 25 jan 21h30   GF
Malina
Werner Schroeter , 1990
Je 12 jan 14h30   JE
La Vie moderne
Laurence Ferreira Barbosa , 1999
Di 29 jan 21h30   GF
Les Ailes de la colombe (séance annulée)
Les Ailes de la colombe
Benoît Jacquot , 1980
Je 19 jan 20h00   GF

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