Ingrid Bergman
Du 24 juin au 2 août 2015
Ingrid Bergman, histoire d’un visage
Dissimulé sous les larges bords de sa capeline blanche dans Casablanca, ou les cheveux au vent sur l’île de Stromboli, le visage d’Ingrid Bergman s’est toujours défendu d’appartenir à une seule lumière. Elle fut pour cette raison même l’actrice pure parce que fondamentalement déracinée, ou plutôt : s’enracinant là où son désir de jouer l’emportait. Actrice mais aussi star par excellence, celle dont la vie privée brille du même éclat qu’une filmographie n’ayant d’ailleurs jamais cessé d’être le secret commentaire de cette première.
À dix-huit ans à peine, la jeune Ingrid se décide à passer le concours pour intégrer l’Ecole royale d’art dramatique de Suède. Son oncle (elle est orpheline à l’âge de douze ans), qui désapprouve l’initiative, lui pose une condition : si la jeune fille échoue au concours, elle devra renoncer définitivement à devenir actrice. À l’audition elle décide d’interpréter, à l’inverse des autres candidates, un rôle comique. À peine débarquée sur scène en s’esclaffant, le jury interrompt l’audition. Durant le temps des délibérations, elle est livrée à elle-même dans les rues de Stockholm, persuadée d’avoir échoué, sans savoir que sa seule entrée en scène avait convaincu le jury. Elle écrira dans ses mémoires : « Je sais alors qu’il ne me reste plus qu’une chose à faire : me jeter à l’eau et mourir. »
La suite n’est qu’une succession d’accélérations: à peine a-t-elle intégré l’École d’art dramatique, qu’elle se voit proposer des rôles au théâtre, pour le plus grand mécontentement des étudiantes des années supérieures. Le théâtre sera vite abandonné au profit du cinéma, mais cette carrière cinématographique suédoise sera elle-même interrompue par un départ à Hollywood en 1939. Si la jeune actrice brûle les étapes, c’est que depuis l’intuition quasi mystique de sa vocation, elle ne pense qu’à jouer et à trouver dans le jeu une forme d’extase comme principe actoral suprême. Formée à l’école suédoise, elle restera excédée par la règle en cours à Hollywood qui consistait à trouver son rôle et à s’y maintenir ; c’est que l’extase exige de se tenir toujours hors de soi-même et donc de chercher des rôles à contre-emploi.
Ce qui semble intéresser Bergman, c’est d’abord et avant tout d’atteindre à la matière pure du jeu d’acteur, débarrassée de toute contingence et de tout décor. Cette matière trouve son incarnation dans ce qu’on pourrait appeler le « plan bergmanien » : les bords du cadre se resserrent et scrutent le visage mœlleux et luminescent de l’actrice, faisant tout advenir d’elle-même à la surface du visage qui s’éclaire alors de l’intérieur. Autour, plus rien n’existe, l’épiderme devient cet écran neigeux et scintillant où vient se projeter ce « luxe de sentiments divers que la plume la plus concise perdrait plusieurs pages à l’exprimer », écrivait Chabrol à propos de Under Capricorn (Les Amants du Capricorne). Mais un visage n’éclot pas si impunément, si librement à l’intérieur du plan – une force capte, fascinée, cette pure éclosion du féminin tout en tentant de la réprimer. À la surface du plan bergmanien se noue une lutte entre l’actrice et un cinéaste, qui se rejouera dans tous ses grands films.
À l’opposé de la créature hollywoodienne
Cette lutte est intimement liée aux figures de pygmalions qui jalonnent la carrière de l’actrice. L’un des plus déterminants, son « deuxième mari » comme elle l’appelait, fut certainement David O. Selznick, qui la fit venir à Hollywood. Changement de nom, épilation des sourcils, maquillage : le producteur désire que la jeune Suédoise se transforme en créature hollywoodienne, ce qu’elle refusa catégoriquement. Selznick décida alors que Bergman existerait sur un tout autre mode que les autres actrices : elle sera la première actrice « naturelle » de Hollywood, quasiment pas maquillée et conservant l’intégrité de son nom. Ce commun accord fondera la singularité de l’actrice quand on sait à quel point l’artifice du maquillage et du nom, à Hollywood, font office de première nature. Dès lors, toutes les apparitions d’Ingrid Bergman reconduiront cet effet de voir apparaître une trace nue et étincelante sur l’écran, comme un peu de poussière d’étoiles.
Mais ce naturel est à double tranchant : il est à la fois la résistance à toute forme de compromission, en même temps que le lieu par lequel l’actrice peut être attaquée. Notorious (Les Enchaînés), Casablanca, Under Capricorn, The Bells of St. Mary’s (Les Cloches de Sainte-Marie), Gaslight (Hantise), dans cette succession de chefs-d’œuvre hollywoodiens, se déploie un même dispositif d’une effrayante constance : les personnages qu’elle incarne se trouvent immanquablement sous la tutelle de deux hommes qui veulent disposer de sa vie à sa place. Souvent l’un des hommes incarne une figure autoritaire, vampirique, néfaste, l’autre est l’amant : tout à la fois vecteur de l’émancipation de Bergman, il est pourtant en étroit dialogue avec le premier. Dans cette première période américaine, Hitchcock servira le mieux d’écrin au visage de son actrice, en lui offrant la durée et le plan resserré (le baiser de Notorious, le monologue d’Under Capricorn) mais également des scénarios qui semblent être dictés par la tentation du vampirisme qu’il inspire. Chabrol, toujours à propos d’Under Capricorn, résumera magnifiquement cette collaboration : « Ce film est l’histoire d’un visage, celui d’Ingrid Bergman, comme l’était déjà Notorious. C’est lui que l’objectif scrute, fouille, tantôt burine, tantôt adoucit. C’est à lui que va l’hommage de ses plus belles trouvailles. »
La rencontre avec Rossellini
Ingrid Bergman trouva très certainement chez Rossellini un moyen de révéler encore un peu plus la vérité de son visage – pour l’actrice, ce fut le coup de foudre au premier regard posé sur Païsa en 1948. La suite de l’histoire est connue : elle part rejoindre Rossellini alors qu’elle n’est pas divorcée, laissant derrière elle sa petite fille Pia et un mari tyrannique. Le scandale est tel que le gouverneur du Colorado proféra devant le Sénat un réquisitoire d’une rare violence contre l’actrice : « Si par suite de la dégradation liée à Stromboli, la décence et le sens commun peuvent être rétablis à Hollywood, Ingrid Bergman n’aura pas détruit sa carrière en vain. De ses cendres pourrait renaître un meilleur Hollywood. »
Les six films que Rossellini et Bergman tourneront ensemble sont autant de magnifiques mises à l’épreuve où la fiction conjure, hystérise et repasse à travers les motifs de la vie de l’actrice, révélant la nature fondamentalement sado-masochiste de leur collaboration. Par la fiction, Bergman traversera une série d’épreuves moralement éprouvantes, et c’est toujours au bord de l’harassement moral le plus complet qu’a lieu l’épiphanie rédemptrice (Stromboli, La Peur, Voyage en Italie). Pécheresse, Bergman inspirera pourtant régulièrement des figures de sainte détenant le secret d’un amour extatique que les tenants masculins de la rationalité tenteront de quadriller – Rossellini pressent chez l’actrice la même chose que Hitchcock. Cette sainteté souvent suspectée de folie s’exprimera de la façon la plus pure dans la véritable obsession de Bergman pour la figure de Jeanne d’Arc, qu’elle jouera plusieurs fois au théâtre comme au cinéma : d’abord pour Victor Fleming puis avec Rossellini dans Jeanne au bûcher, captation de l’oratorio de Claudel, ainsi que dans Europe 51, réécriture moderne du mythe.
Retour à Hollywood
1957 marquera son retour aux États-Unis, qui l’accueillent à bras ouverts après l’avoir violemment vilipendée. Comme beaucoup d’actrices de l’âge d’or, elle accompagnera dans sa belle mort le Hollywood classique, tout en poursuivant intensivement une carrière théâtrale et télévisuelle. Elle tournera deux grands films avant l’arrivée des années 1960 : le flamboyant Indiscreet (Indiscret, 1957) de Stanley Donen et Elena et les hommes (1956) de Jean Renoir, qui s’était promis d’attendre que sa carrière soit sur le déclin pour tourner avec elle. Ces deux films ont pour point commun de se mettre au diapason de l’actrice en lui laissant toute la place pour irradier. Chez Renoir, Bergman devient le vecteur d’un hédonisme lumineux en interprétant Elena Sorokovska, une princesse polonaise au grand cœur, investie de la mission quasi magique de pousser certains hommes à accomplir leur vocation. C’est enfin Bergman qui dicte son rythme au film et non plus l’inverse : c’est elle qui fera triompher l’amour et la libido sur les ambitions, elle qui contaminera enfin ce monde d’hommes. La morale renoirienne trouve en Ingrid Bergman la parfaite complice de son épanouissement.
En dehors de ces exceptions, le corps d’Ingrid Bergman, après avoir plané sur les cimes d’un classicisme adamantin, traversera la vulgarité « cartoonesque » de la télévision et la déliquescence du cinéma américain des années 1960 où sa performance, bien que souvent passionnante, est cantonnée à des rôles de jeune femme débonnaire (The Inn of Sixth Happiness / L’Auberge du sixième bonheur, Cactus Flower / Fleur de cactus). Il manque dans ces films le regard de grands cinéastes pour modeler ce torrent de bonté, seul A Matter of Time (Nina) de Minnelli arrivant justement à se faire le commentaire de ce lent crépuscule hollywoodien.
La filmographie d’Ingrid Bergman se concluera par un retour en Suède. En 1978, elle tourne Höstsonaten (Sonate d’automne) avec Ingmar Bergman, où elle incarne une grande pianiste qui revient en Suède après avoir fait passer sa carrière avant ses filles. Sonate d’automne peut être perçu comme la suite d’Intermezzo, film qu’elle tourna deux fois et qui fit la transition entre sa carrière suédoise et hollywoodienne. Ingrid Bergman succomba à un cancer en 1982 à l’âge de soixante-sept ans. Ce dernier grand film douloureux, où se devine le sadisme fasciné de son réalisateur démontra une dernière fois qu’à la politique de l’auteur devait toujours résister celle d’une grande actrice.
Murielle Joudet