Hong Sang-soo
Du 14 au 28 mars 2011
Le désir et le temps
Un des plus importants représentants du renouveau du cinéma coréen. Hong Sang-soo propose, avec un désespoir teinté de burlesque, une radiographie précise des relations amoureuses. À ce réalisme s’ajoute, paradoxalement, un jeu subtil et complexe sur la narration.
Si être un grand cinéaste c’est savoir interroger les pouvoirs mêmes de son art alors il ne fait pas de doute qu’Hong Sang-soo en est un. L’illusion de la familiarité côtoie, dans ses films, la plus grande sophistication, la sensation du réalisme le plus juste s’y conjugue avec celle d’une approche quasi conceptuelle du récit et du temps cinématographique, l’authenticité avec un intellectualisme extrêmement fertile, le plus simple enregistrement des palpitations de la vie avec l’artifice narratif le plus osé.
Il est né le 25 octobre 1960 à Séoul. Après des études à l’Université de Chungang puis aux États-Unis, il fait ses débuts de réalisateur à la télévision avant de tourner en 1996 son premier film pour le cinéma, Le Jour où le cochon est tombé dans le puits. Il enchaînera ensuite avec Le Pouvoir de la province de Kwangon en 1996, puis en 2000 La Vierge mise à nu par ses prétendants. Remarqués dans plusieurs festivals internationaux, ces trois premiers titres mettront un certain temps avant de connaître une sortie commerciale en France, en 2003. Suivront trois œuvres coproduites par la France, Turning Gate en 2002, La Femme est l’avenir de l’homme en 2004 et Conte de cinéma en 2005. Avec Woman on the Beach (2007), Night and Day (2008) et Les Femmes de mes amies (2009), le cinéaste confirme ses obsessions. Oscillant toujours entre l’expérimentation conceptuelle et le réalisme, Hahaha (2010) et Oki’s Movie, la même année, ses deux derniers films en date, confirment le fait que, si chacun des titres semble répéter le précédent, il s’en distingue toujours subtilement et essentiellement.
Guerre des sexes
« Plus c’est local et plus c’est universel », disait un jour Renoir. Hong Sang-soo n’a pourtant jamais cédé à la tentation d’un pittoresque national. Rien de moins exotique, en effet, que son cinéma, même si celui-ci parle aussi de quelque chose de typiquement coréen. Ses personnages appartiennent tous à une sphère culturelle et sociale particulière, limitée, mais proche, vraisemblablement, de celle du cinéaste lui-même : étudiants et professeurs d’université, réalisateurs de films d’art et d’essai, romanciers confidentiels et artistes inconnus ou en devenir. On aurait tort pourtant de reprocher à l’œuvre une manière de centrer ses récits sur un microcosme social spécifique et socialement minoritaire, de fonctionner en autarcie, tant ce dont il est question dans son cinéma apparaît particulièrement commun. La guerre des sexes filmée par Hong Sang-soo est sans doute la chose la mieux partagée, du moins dans un monde où l’altérité sexuelle est encore une réalité. À la familiarité du milieu dépeint, se superpose, en effet, le sentiment d’une authenticité des comportements décrits. C’est notre indécision et de nos petites lâchetés dont parle le cinéma d’Hong Sang-soo. En longs plans fixes, fidèle à une esthétique « ligne claire » du cadre et de sa composition, le cinéaste traque ses personnages dans des situations et des lieux qui se répètent : des cafés ou des restaurants, de mornes bureaux, des chambres d’hôtels étriquées et sordides. Aux scènes de drague succèdent des scènes d’imprégnation alcoolisée, aux scènes de sexe des moments de déambulations hésitantes. A la précision de l’image correspond l’imprécision des sentiments et des désirs.
Indécision du désir
Chez Hong Sang-soo, les hommes passent leur temps à essayer de séduire des femmes, mais pourquoi, derrière ces tentatives de séduction, a-t-on toujours le sentiment que le désir n’y semble pas très sûr de lui-même ? Le héros de la première partie de Conte de cinéma ne parvient pas à faire l’amour à la jeune fille qu’il a réussi à entraîner dans une chambre d’hôtel. La fellation commencée dans une autre chambre d’hôtel se finit piteusement dans La femme est l’avenir de l’homme. La première nuit d’amour avec le jeune policier que l’héroïne du Pouvoir de la province de Kwangon est venue retrouver se transforme en chorégraphie éthylique et épuisée. Tout se passe comme si la certitude d’obtenir l’objet de sa quête non seulement rendait inutile sa possession mais questionnait même la force, voire la vérité de l’élan initial. C’est d’abord dans cette manière de filmer des personnages éternellement ignorants de leur propre désir qu’Hong Sang-soo peut être considéré comme proche d’un Eric Rohmer. C’est aussi en raison de cette idée que la parole serait justement là pour masquer l’inconsistance de la volonté.
Ivresses existentielles
On boit beaucoup dans les films d’Hang Sang-soo. Les scènes d’ivresse, parfois jouées par des acteurs véritablement en état d’ébriété, ont une fonction ambiguë. L’alcool est à la fois une manière pour les protagonistes d’échapper au réel en parvenant à un état proche de la stupeur mais c’est aussi une excuse pour dire à l’autre ce que l’on pense véritablement de lui. L’ivresse peut devenir aussi l’éphémère moment d’une vérité déplaisante. Dans Le Pouvoir de la Province de Kwangon, une des trois étudiantes, qui semblaient pourtant être de bonnes copines, reproche à une autre d’être méprisante. Elle s’excusera, dégrisée, le lendemain matin. Un étudiant demande à son ex-professeur si les rumeurs de corruption qui courent sur lui sont fondées dans Oki’s Movie, ce qui lui vaudra une humiliante engueulade. « Je veux bien être votre petite amie seulement quand on boit », entend-on aussi dans La Vierge mise à nu par ses prétendants. Le soju (alcool de grain consommé en grande quantité) devient une manière consolante de séparer commodément ses actes de sa propre volonté puisque celle-ci reste incernable par le sujet lui-même.
L’énergie qui se dégage des films de Hong Sang-soo est une énergie triste, tournant à vide, très éloignée de la vitalité libidinale qui caractérise si bien le cinéma sud-coréen. Les sentiments ne sont pas partagés, les personnages et leur demande d’amour se heurtent à des portes fermées (Le Jour où le cochon est tombé dans le puits), les retrouvailles (leitmotiv de l’œuvre) sont toujours décevantes et les ruptures l’avenir inévitable. « Un amour trop profond connaît une triste fin » dit la chanson de variétés, entendue à deux reprises dans Conte de cinéma. Et si les choses sont vouées à se répéter, c’est en pire. Mais le pathétique de l’existence est ici, paradoxalement, au service d’un burlesque original. L’on rit souvent en voyant les films d’Hong Sangsoo car la gêne, le malaise et surtout la honte en sont des éléments essentiels.
Dans les méandres du temps
Comme tous les cinéastes existentialistes, Hong Sang-soo est fasciné par la virtualité, l’hypothèse impossible du conditionnel, la possibilité que le réel pourrait être autre et le constat qu’il n’en est rien. Les rêves par exemple (Night and Day) sont filmés de la même façon que les actions réelles, déstabilisant le spectateur. Les expériences narratives comme celles qui consistent à couper le récit en deux au milieu du film et à le faire repartir d’un point initial (Le Pouvoir de la province de Kwangon, La Vierge mise à nu par ses prétendants), à mener alternativement deux histoires dont on découvre qu’elles se situent chacune au même moment et parfois dans des espaces proches voire adjacents (Hahaha) ou encore à faire suivre un « film-dans-le-film » par ce qui arrive à la sortie du cinéma à l’un de ses spectateurs, cherchant à séduire l’actrice vue dans la fiction et rencontrée dans la vie (Conte de cinéma), sont autant d’interrogations vertigineuses sur le temps. Hong Sang-soo questionne les pouvoirs du cinéma lui-même. Le plan fixe long, d’un côté, y est ouvert sur l’ambigüité ontologique de la vie, le montage, de l’autre, perturbe les perceptions d’un spectateur qui n’éprouve plus l’irréversibilité comme l’« être même de la temporalité » (Jankélévitch). Mais l’impression, parfois infime, d’une possibilité de déconstruire le puzzle du temps et l’unité du réel (ce que seul le cinéma permet) s’affirme comme le résultat d’une manière de brouiller le sens (la signification) et de renvoyer l’homme à son opacité.
Jean-François Rauger