Hommage à Madame Kawakita
Du 28 mai au 8 juin 2008
Anniversaire
- au dessus du bouquet
éclatent ses joues en feu
Shûji Terayama
Mais si l’on ferme les yeux, si l’on songe au cinéma japonais, c’est automatiquement les images de femmes en kimonos, de samouraïs qui viennent à nous. Et ceci est normal pour nous, qui vivons dans un monde qui bannit peu à peu la poésie de l’écran.
Henri Langlois (programme de la Cinémathèque française, Chefs-d’œuvre et panorama du cinéma japonais, juin 1963)
Madame Kawakita. Un nom parmi ceux « qui font battre le cœur », pour reprendre l’expression de Sei Shônagon, dame d’honneur de la princesse Sadako au début du XIe siècle, dans ses Notes de chevet, découvertes grâce à Sans Soleil de Chris Marker. Kashiko Kawakita n’est pas productrice, réalisatrice, scénariste ou actrice. Kashiko Kawakita est avant tout « Madame Kawakita », ambassadrice du cinéma. De l’Europe vers le Japon, pour commencer, puis du Japon vers l’Europe.
« À travers la connaissance, une culture vraie se courbe vers l’action. Elle ne tend pas seulement à interpréter le monde, mais à le transformer. Cette culture ne prétend pas être une culture générale. Elle rapproche, au contraire, d’une culture populaire qui est d’abord une culture vivante. » (Manifeste de Peuple et culture, 1945.) Montrer des films comme l’eau qui coule, au « film de l’eau », selon une grande liberté d’esprit et une modestie incroyable. Programmer pour la beauté du geste de l’échange et inventer le concept de la promotion engagée, une démarche culturelle et patrimoniale de qualité, selon deux lignes directrices essentielles : faciliter le contact entre ceux qui donnent à voir au spectateur, rapprocher les réalisateurs et les programmateurs et établir un échange inter-culturel, un flux incessant intellectuel entre l’Asie et l’Occident, toutes catégories sociales confondues (artistes, chercheurs, programmateurs, critiques, journalistes, etc.). Ainsi font les compagnies fondées par les Kawakita, père, mère et fille : la Towa films, le Japan Film Library Council et la Shibata Organization.
La première société, la Towa films, est fondée en 1928 à Tokyo par Nagamasa Kawakita, âgé alors de 26 ans. La vision de Die Nibelungen de Fritz Lang, lors de ses études à Hambourg en 1923, l’aurait incité à œuvrer pour l’échange des cultures. Voulant travailler dans le cinéma après avoir vu Nanouk l’Esquimau, Kashiko Takeuchi, 21 ans, répond à une petite annonce pour un poste de secrétaire. Elle est engagée en janvier 1929, et son premier travail sera la traduction en anglais du script L’Amour fou d’une maîtresse de chant de Mizoguchi, en vue d’une diffusion en Allemagne. Outre les Kawakita (ils se marient en 1931), cette compagnie d’importation de films européens permet de belles rencontres : Ken Kaiko découvre René Clair, Nagisa Oshima s’intéresse à Julien Duvivier, Ryuzaburo Umehara à Jean Renoir, Kawabata tombe amoureux de Betty Amann. Plus d’une centaine d’auteurs seront ainsi distribués : Lotte Reiniger, Fritz Lang, Georg W. Pabst, Jacques Feyder, Marcel Carné. Certains diront que les Kawakita, grâce à la Towa, ont ouvert les yeux des japonais sur le reste du monde, réunissant un large public d’étudiants, de critiques, d’historiens, de jeunes et moins jeunes gens ordinaires.
En 1951, après des années difficiles, les Kawakita se rendent à Venise, entre autres, pour soutenir Rashomon. Le Lion d’or ouvre une nouvelle voie : la diffusion mondiale du film japonais, la recherche d’endroits initiatiques pour un nouveau cinéma et de nouveaux auteurs, non affiliés désormais à une seule société. Grâce à Lotte Eisner, Madame Kawakita rencontre Monsieur Langlois en 1953, avenue de Messine. Rapidement est émise l’idée suivante : 150 films français à Tokyo contre 150 films japonais à Paris. Ainsi, tout naturellement, Kashiko Kawakita prend conscience de la nécessité de conserver les films, en liaison avec les producteurs. Ce choc des titans stimule la naissance d’une nouvelle fondation, le Japan Film Library Council en 1956. Cette antenne de diffusion privée de la Cinémathèque du Musée National d’Art Moderne de Tokyo - financée de son côté par le gouvernement - initie l’Europe aux œuvres classiques et contemporaines, d’Ozu à Imamura, de Naruse à Yoshida, de Kinugasa à Kobayashi. Fondatrice et vice-présidente du Comité de sélection de l’Art Theater Guild en 1961, Kashiko Kawakita permet une distribution internationale et indépendante des films les plus critiques, brûlots et mises à jour de contradictions, de conflits entre générations.
En juin 1963, quelques jours après l’ouverture de la Cinémathèque française au Palais de Chaillot, s’ouvre la rétrospective « Chefs-d’œuvre et Panorama du cinéma Japonais (1898-1961) », donnant à voir une cinématographie globalement inconnue. Ce travail révèle l’agent incontournable des Kawakita en France, l’alliée discrète Hiroko Govaers, au cœur de toutes les rétrospectives européennes du cinéma japonais, du début des années soixante-dix jusqu’à sa disparition l’année passée. Elle est aussi à l’origine des premières publications de référence en français et membre déposante de la Cinémathèque de centaines de documents films et non film.
Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, la Fondation Kawakita présente une programmation annuelle à la Cinémathèque : « Vingt cinéastes d’aujourd’hui », « L’Histoire du Japon à travers le cinéma », ainsi que de nombreuses monographies. Véritables pionniers de la diffusion de films, sortes de meta-historiens, Langlois et Kawakita n’ont cessé de partir au plus loin comme au plus proche, établissant des frontières ténues entre les cinématographies, nourrissant mutuellement des générations de cinéphiles de fruits de regards d’auteurs. Jean Rouch n’étant de toute façon jamais très loin, Kawakita et Langlois ont naturellement défini la diffusion culturelle comme un principe simple de l’anthropologie comparative : plus l’éventail des cultures est grand, plus on est amené à trouver des points communs. La diffusion s’inscrit inévitablement dans le tracé de la ligne de vie de Madame Kawakita : cheminer et œuvrer pour les cinéastes et le cinéma de notre temps. Une petite impératrice, toujours en kimono lilas, assure cette pollinisation. Arborant la couleur de la fleur de la modestie et du symbole de la fidélité et de la constance, Kashiko Kawakita, incarne un témoin particulièrement saisissant d’une société et demeure de longues années une figure persistante dans les festivals (jurée dès 1956 à Berlin et à Cannes en 1963).
Le Prix Kawakita fut inventé en 1983 pour honorer les dignes représentants de la culture japonaise à travers le cinéma, comme l’historien Donald Richie, le producteur Serge Silberman, Toshiro Mifune ou Akira Kurosawa. Pour célébrer les cent ans de Madame Kawakita, la Fondation propose une programmation de huit réalisateurs d’après-guerre, tous récompensés : Kurosawa, Oshima, Shindo, Imamura, Ichikawa, Haneda, Yamada, Suzuki. « Memorial Screenings », composé de vingt-et-un films est destiné à circuler dans les festivals, archives, universités ou toute institution culturelle.
À l’heure où l’Observateur n’est plus si lointain, il sera toujours temps de découvrir et de se souvenir de Madame Kawakita, ambassadrice du cinéma, de voir sur grand écran, dans des copies magnifiques, des films devenus des classiques. Il appartiendra aux cinémathèques d’expliquer comment ces films sont parvenus jusqu’à nous. L’étude de la diffusion permet l’approche la plus concrète de l’histoire du cinéma, pose les questions essentielles : par qui, comment, où, pourquoi un film est-il projeté et qui le regarde. Il sera toujours temps d’étudier cette histoire souterraine, de consulter les documents et témoignages confiés par Hiroko Govaers, de recueillir souvenirs, intuitions, rapprochements, hypothèses et de rendre hommage au travail inclassable et incomparable du Kawakita Memorial Film Institute. Loin du culte du temps, de cette mode de la célébration sans autre motif que la rondeur d’un chiffre, nous avons tout notre temps pour élucider le mystère Kawakita.
Dans l’infini de la neige au-dessous de moi je vois un point noir comme un grain de tabac qui se déplace vers mon ermitage. Le détachant de l’ongle et le plaçant sous le microscope il ne serait pas difficile de distinguer une femme suspendue à un bâton dans son Kagô entre les deux porteurs, empaquetée comme il convient pour une si longue pérégrination.
« Le Vieillard sur le Mont Omi. GRAIN. », in Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant, juillet 1926.
Emilie Cauquy