Hommage à Hervé Le Roux
Du 15 au 17 décembre 2017
Juste avant et juste au bord...
Pour son premier film, Grand bonheur, en 1992, Hervé Le Roux s'embarque dans un scénario de presque trois heures, avec une troupe impressionnante d'acteurs, des scènes costumées et chantées, un très grand nombre de décors, bref le contraire d'un film d'apprentissage en chambre. C'est qu'il est déjà entièrement constitué comme cinéaste. Il sait exactement le cinéma qui sera le sien. Il sait qu'il aime plus que tout le moment éphémère de faire un film, le plaisir de filmer les acteurs – et encore plus les actrices –, le jeu de cubes renoirien des scènes de théâtre dans l'espace du film, les sautes de registre entre les émotions sentimentales et les scènes burlesques, la profondeur de champ et l'aplat des bandes dessinées.
La communauté, et après
Il connaît déjà son cher et grand sujet, qui est le fondement même de son désir de cinéma, et qui le tient debout pour affronter une vie de cinéaste, y compris dans des conditions de production et d'existence précaires. Ce sujet, le voici : une petite communauté de jeunes gens vit ses derniers moments d'innocence, de mélange de réel et d'imaginaire, et pressent qu'elle va se défaire. Dans cette communauté, chacun sait qu'il peut s'adosser à la croyance des autres. Une sorte de nœud borroméen de groupe : il suffit qu'un maillon s'en détache pour que le groupe ne tienne plus ensemble, que la croyance perde de sa force et que le film s'arrête : l'implacable réel a gagné. C'est ce qui se passe dans ses deux fictions, mais aussi dans Reprise, où une ouvrière ne supporte pas que le monde réel des patrons casse la solidarité et le rêve du moment collectif de la grève.
À la fin de Grand bonheur, une voix nous parle dans le noir de ce que sont devenus les personnages que l'on vient de voir vivre : Julien est directeur de production à Winnipeg, Charly travaille dans une maison d'édition, Paul continue ses documentaires et gagne sa vie comme lecteur pour Arte, Nanou suit des stages de montage, Luc fait des trucs pour la télé et donne des cours dans une école de cinéma. Aucun jugement, aucun sentiment de condescendance ni encore moins de supériorité d'Hervé Le Roux sur le sort de ses personnages après le moment communautaire du film. Juste le sentiment, poignant pour nous après sa mort, que tout ce qui érode, dans la vie réelle, une croyance de jeunesse, nous diminue, nous aplatit, nous rend plus triste. Mais le moment communautaire du film n'en était pas pour autant béatement utopique ou autiste.
« Reprise »
À la disparition d'Hervé, en juillet dernier, tout le monde en a parlé d'abord comme de l'auteur de Reprise. Ce film a marqué à juste titre les esprits : c'est le plus grand film politique des années 90 en France, et le premier bilan sérieux sur mai 68, avec le recul de trente ans de perspective, mais aussi et surtout le vif de la parole au présent de tous les protagonistes qu'il a retrouvés au cours d'une longue enquête pleine de rebondissements. Quand il entreprend Reprise, il s'agit pour lui d'un petit documentaire, qui ne lui prendra pas beaucoup de temps, entre Grand bonheur et le prochain film de fiction qu'il a déjà en tête. Mais cette quête d'une femme intraitable – dont il a découvert le visage dans les Cahiers du cinéma où il vient de passer quelques années, et dont il est tombé cinématographiquement amoureux en visionnant La Reprise du travail aux usines Wonder – va changer le cap de sa vie de cinéaste. Après l'événement qu'a constitué la sortie de ce film, il va être étiqueté « documentariste » et aura le plus grand mal à faire accepter par la suite son désir premier de fiction. Il suffit pourtant de bien regarder Reprise pour voir qu'il s'agit à la fois d'un film à facettes mankiewiczien et d'un film policier, avec suspense, où un étrange privé dégingandé est à la recherche d'une femme qu'il ne retrouvera pas.
Juste avant...
Dans Grand bonheur et On appelle ça le printemps le temps est aussi feuilleté que dans son pseudo-documentaire. Le temps des opérettes, et des chansons de Luis Mariano et de Tino Rossi, qui est celui de son enfance, quand il accompagnait sa mère dans les coulisses des salles de spectacles où elle était danseuse. Celui du Paris de la Nouvelle Vague, filmé depuis les toits, et dans les rues ordinaires, avec ses petits cafés en voie de disparition. Le temps différentiel des acteurs, et Hervé a aimé faire cohabiter dans ses films des acteurs comme László Szabó, grand corps conducteur d'un demi-siècle de cinéma français, et sa troupe habituelle de comédiens et de comédiennes de sa génération. La moitié d'entre eux vont passer d'un film à l'autre, ainsi que la plupart des techniciens. Le présent, dans ce palimpseste des temps, est celui des sentiments contemporains qu'il regarde avec un léger recul qui est tout sauf du détachement, mais une timidité et une délicatesse qui lui étaient constitutives. Vues une vingtaine d'années plus tard, ses deux fictions (qui durent le temps de quatre films) nous parlent d'un état de nos sentiments et de nos relations juste avant la radicale perte d'innocence et de croyance qui se produit après les années 2000, mais qui était bien sûr déjà commencée. Les films d'Hervé sont au bord de quelque chose qui va affecter profondément nos vies, et je pense qu'il ressentait, avec la plus élégante discrétion, sa responsabilité de cinéaste devant la représentation de ce moment de bascule. La grande question des relations entre les hommes et les femmes est un des cœurs de ses films, de fiction et de documentaire, y compris son dernier – À quoi pense madame Manet sur son canapé bleu –, à peine achevé au moment de sa disparition, et qui va nous donner, in extremis, de ses nouvelles.
Alain Bergala