Hallucinations cinématographiques
Du 6 mars au 11 avril 2013
L’hallucination. Faits et gestes
L’invention de l’hallucination cinématographique (et filmique) revient à deux critiques actifs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À New York, en 1944, Parker Tyler publiait un petit livre intitulé The Hollywood Hallucination. Tyler était un compagnon de route des surréalistes en exil, mais il s’intéressait aussi au cinéma commercial ; il souhaitait réconcilier les thèmes dramatisés du cinéma populaire avec les recherches et provocations d’avant-garde. La même année, André Bazin rédigeait « Ontologie de l’image photographique », pour l’ouvrage collectif Les Problèmes de la peinture, dirigé par Gaston Diehl, qui parut, retardé, l’année suivante. « Ontologie de l’image photographique » est considéré comme le fondement théorique du réalisme selon Bazin. L’essai définit la nature du film par l’enregistrement et la trace. Bazin se démarquait du surréalisme. Mais, ce faisant, il pointait, au détour de son argumentation, la teneur hallucinatoire de la perception filmique. Par la suite, le théoricien du néoréalisme est resté attentif à tout ce qui, dans le cinéma, contredit ou altère les normes du drame naturaliste.
L’hallucination, définie traditionnellement comme une « perception sans objet » ou, plus précisément, comme une « perception sans objet à percevoir » (Henri Ey), était tenue depuis le début du XIXe siècle pour un stimulant de l’activité artistique. Au-delà des catégories disciplinaires et des normes rhétoriques, l’art, littérature comprise, apparaissait comme une activité mentale inclusive, liant observation et imagination, « faits » et « visions ». En France, la notion même d’« hallucination artistique » a été forgée par Flaubert. Après la description par Baudelaire des « Paradis artificiels », Rimbaud a fait de l’hallucination un procédé de la poésie visionnaire. Les surréalistes ont exploité dans son sillage les pouvoirs du « stupéfiant image. » (Aragon)
Le néoréalisme (Rossellini) est contemporain de l’art informel (Dubuffet, Pollock). Les gestes du quotidien ne se réduisent pas à un inventaire dramatisé ; ils participent d’un tracé qui occupe l’écran. Au temps du psychédélisme, dans les années soixante, le procédé hallucinatoire fut rattaché aux techniques de l’extase et de la transe décrites par l’ethnographie. Chez Jean Rouch, le film est à la fois un document et un équivalent de la transe. Dans le cinéma dit « expérimental », l’hallucination investit le film en tant que tel, dans sa matérialité, par analogie avec le traitement du champ pictural. Le montage rejoint ici le procédé du collage surréaliste. Bruce Conner et Sigmar Polke ont mis le « stupéfiant image » à l’heure du psychédélisme et, ce faisant, donné une réalité concrète, proprement filmique, au psychédélisme.
Le cinéma muet avait déjà bénéficié de la promotion des faits visionnaires dans une culture artistique marquée par l’étude positive (et positiviste) des mécanismes psychophysiologiques. L’hallucination est une pathologie, elle est aussi une expérience commune, dont chacun peut faire l’expérience, en particulier dans l’état de demi-sommeil, dit « hypnagogique ». L’état second du spectateur dans une salle de cinéma s’apparente à cette expérience.
L’exigence de réalisme de Bazin couvre un large spectre, du western au film documentaire, de la production des studios d’Hollywood au cinéma d’auteur européen. Il s’agissait de répondre à la propagande totalitaire, mais cette réponse ne pouvait se fonder sur un naturalisme qui reconduit les normes de dramatisation de la propagande. Il fallait intégrer l’antinaturalisme voulu par les surréalistes, tout en évitant les poncifs du genre. Le « fait » bazinien, opposé à l’enchaînement mécanique de l’intrigue, doit plus qu’on ne l’a dit au fait alogique, ou antilogique, de la poétique hallucinatoire, telle qu’elle a été mise en place dans les années vingt.
L’hallucination peut être en effet prise et comprise dans une trame logique, mais, si on la considère dans sa teneur pathologique, elle procède d’une construction d’une autre nature, qui est celle du délire, qualifié parfois de « néo-construction ». L’hallucination est événement, mais l’activité hallucinatoire est expansive, comme le délire ; elle investit le champ de la perception, avec ou sans reste, avec ou sans résistance du sujet conscient. Un champ hallucinatoire tend à se substituer au champ perceptif. Transposé au cinéma, ce mécanisme se traduit en effets d’intrusion, sur le fond d’une possibilité de transformation complète. Le disparate est le régime ordinaire de l’hallucination, qu’elle soit pathologique, ordinaire (qualifiée de « physiologique » dans le langage du XIXe siècle) ou artistique. Le disparate est la rupture de l’ordre logique ou organique, au profit d’une autre construction, qui correspond à la structure du délire. De nombreux exemples de films narratifs décrivent ce mécanisme et s’y conforment ponctuellement ou de manière plus conséquente.
Bazin a reconnu chez Luis Buñuel, l’auteur d’Un chien andalou (1929) converti au réalisme, en particulier dans El (1952), une transfiguration poétique des stéréotypes du « surréalisme freudo-hollywoodien ». Depuis Les Rapaces (Greed, 1924) d’Erich von Stroheim, le « cinéma de la cruauté » fut sans doute la voie royale de l’hallucination filmique. On peut identifier ici des schémas dramatiques récurrents qui traversent les arts visuels. Chez Buñuel, comme chez le peintre Edvard Munch ou, en amont, dans la pièce de Shakespeare Othello, interprétée par Orson Welles, la jalousie entretient une activité hallucinatoire greffée sur des obsessions fantasmatiques. Quand le délire l’exige, l’hallucination prend le relais du fantasme.
Jean-François Chevrier