Georges Franju
Du 9 au 27 mars 2022
Georges Franju, l'insurgé
Fondateur avec Henri Langlois de la Cinémathèque française en 1936, George Franju fut le créateur, avec Les Yeux sans visage, d'un des mythes les plus fertiles de l'histoire du cinéma. Au-delà de ce classique, Franju ne cessa de mettre en scène la lutte des puissances anarchistes du rêve et de la nuit avec celles, aliénantes, du pouvoir.
Derrière le masque
Le visage ciselé, idéal mais artificiel de Christiane recouvre un cauchemar : une face mutilée et crevassée de cicatrices noires. Ce masque de Colombine rêveuse est la prison des fantasmes de son père, mandarin gonflé de son pouvoir. Génessier a fait du visage de Christiane son chef-d'œuvre inconnu, sans cesse recommencé à partir de la peau qu'il arrache à d'autres jeunes filles. Le miroir obscur menant aux Yeux sans visage, Franju l'a d'abord traversé dans le documentaire. Dans le court métrage Poussières, la délicatesse et la blancheur de la porcelaine dissimulent les poumons cancéreux des ouvriers du kaolin. La belle visiteuse blonde du musée d'Hôtel des Invalides, qui se recoiffe dans un périscope, a quant à elle pour reflet les gueules cassées de 14. L'envers de la beauté, de la paix ou du confort est la maladie, la défiguration et le pouvoir qui s'exerce sur un peuple réduit à ce que Franju nommait les « métiers d'épouvante ». Ceux-ci se pratiquent sous la surface de la terre, les mines, le métro, ou dans les abattoirs des faubourgs, monde « noble et ignoble » (Cocteau, sur Le Sang des bêtes, 1949) dont le décor devient cet assemblage de peau, de viande fumante et d'os. Là réside l'épouvante pour Franju, dans un fantastique débarrassé de tout folklore mais qui touche à des angoisses profondes, et en premier lieu les siennes. Il déclarait souvent avoir tourné Le Sang des bêtes alors qu'il adorait les animaux, La Tête contre les murs alors que rien ne l'effrayait plus qu'être « contaminé par les fous », et Les Yeux sans visage alors que les lames le terrorisaient.
Le jeu des contrastes
Par une de ces rencontres tenant de l'alignement miraculeux des astres, François Truffaut montait Les Quatre cents coups dans le studio même où Franju tournait Les Yeux sans visage. Ce qui fit dire à Truffaut que le seul film sur lequel il avait été stagiaire était Les Yeux sans visage, tandis que Franju louait la parfaite « incorrection » de son cadet. Mais ce qui les rejoignait avant tout était l'insoumission contre toute forme d'autorité, d'autant plus lorsque celle-ci est impalpable. Pas de sombres corridors dans la clinique psychiatrique de La Tête contre les murs, mais un cadre champêtre et des chants d'oiseaux où se mêle la litanie de véritables pensionnaires que Franju a conservée dans la bande-son. Pour cet admirateur de Fritz Lang, l'importance est de gommer les « contrastes » évidents entre l'enfermement et la liberté pour affirmer que nous sommes tous des prisonniers et que la fuite, comme celle de Paul Geranne, est impossible à moins de faire tomber les tyrans. Cette notion de contraste devient pour Franju une véritable éthique cinématographique : « Je préfère les contrastes aux valeurs. (...) La pellicule orthochromatique était beaucoup plus dramatique, d'abord. Les valeurs étaient supprimées, par exemple le ciel se confondait facilement avec la terre. » Jacqueline, dans le manoir familial de Judex, est prisonnière d'un monde factice et atone, comme recouvert d'un fin voile blanc tissé par un père aimant mais dont la fortune a été acquise par le mal. Dans leurs habits noirs, Judex et les apaches deviennent les contrastes révélateurs du passé criminel du banquier. Sur le visage de Christiane Génessier, ce sont aussi les contrastes qui attaquent en premier lieu sa nouvelle peau. Lors de la séquence du rejet de la greffe en quatre images fixes, le noir et blanc épais et taché des clichés anthropométriques vient nécroser la photo d'Eugen Schüfftan. Dans Thérèse Desqueyroux, lorsque Franju filme le visage d'Emmanuelle Riva peu à peu noirci par l'alcool, c'est encore une greffe qui ne prend pas, celle de la femme au foyer, autre séquestrée.
Le cinéaste des chimères
C'est une chimère, un homme-oiseau, qui permet à Jacqueline de s'évader du manoir familial, mais la plage blanche où s'éloignent les amoureux n'est que le rêve fragile de l'année 1914, cette « époque qui ne fut pas heureuse », nous dit le carton final. Bientôt les apaches de Feuillade seront annihilés dans les tranchés de Verdun et avec eux l'histoire de ce Paris populaire et insurgé remontant à la Commune. Tous les héros de Franju portent en eux cette mélancolie, comme le petit garçon de La Dernière nuit, hanté par une fillette fantôme, unique passagère d'une rame de métro déserte. Ce court métrage, l'un des plus beaux de Franju, s'ouvre par ces mots : « Ce film est dédié à tous ceux qui n'ont pas renié leur enfance... et qui à dix ans ont connu à la fois l'amour et la séparation. » Orphée foudroyé par une balle allemande, Thomas l'imposteur croit qu'un dernier mensonge lui permettra de tromper la mort elle-même : « Je suis perdu si je ne fais pas semblant d'être mort. » Et Cocteau d'ajouter : « Mais en lui, la fiction et la réalité ne formaient qu'un. Guillaume Thomas était mort. » En tuant son père et se réappropriant le masque comme son véritable visage, Christiane Génessier a su quant à elle s'extraire du réel et accepter sa nature d'être fantastique. Disparaissant dans la nuit entourée d'un vol de colombes, au son d'une valse lunaire de Maurice Jarre, elle devient l'incarnation des deux forces pouvant le transcender la réalité : la révolte et la poésie.
Stéphane du Mesnildot