George A. Romero
Du 13 au 30 décembre 2017
Terreurs expérimentales
Il a, on ne le sait désormais que trop, inventé l'une des grandes figures cinématographiques de la terreur contemporaine, une figure qui aura depuis quarante ans innervé et contaminé la culture industrielle dans ses diverses manifestations (séries télévisées, jeux vidéo, romans populaires, etc.). Le zombie du cinéma de George A. Romero représente la négation de toute une vision romantique de l'inhumain et de la monstruosité qui a longtemps marqué le cinéma d'épouvante. On le sait, tout a commencé en 1968 lorsqu'une poignée d'étudiants de Pittsburgh décide de s'attacher à la réalisation d'un petit film d'horreur en noir et blanc. La Nuit des morts-vivants jouira longtemps d'un statut ambigu. Le film bouscule, en tout cas, les conventions avec son postulat : pour une raison mystérieuse, les morts se remettent à marcher et deviennent des créatures anthropophages quasi invulnérables, propageant la maladie qui les a ressuscités. Certes, on n'était rarement allé aussi loin au cinéma dans l'horreur graphique, et le film suscitera les réticences de ceux qui s'attachaient à l'époque, peut-être fallacieusement, à ennoblir le genre. Mais fallait-il prendre au sérieux cette histoire construite sur un postulat rappelant les récits de bandes dessinées pour adolescents du type EC Comics ? Fallait-il le considérer autrement que comme une opportuniste petite bande d'exploitation surfant sur le recul des censures ?
Métaphores politiques
La série des « Zombies » continuée ensuite avec quatre autres titres : Dawn of the Dead / Zombie (1978), Day of the Dead (1985), Land of the Dead (2005), Diary of the Dead (2007) et enfin Survival of the Dead (2009), traçant un fil rouge qui traverse l'entière filmographie du cinéaste, sera le terrain propice à une réflexion politique. Car le zombie est l'image d'une humanité renvoyée à une aliénation réduite à une pure pulsion cannibale, un appétit primitif. L'hypermarché, qui sera le théâtre du second film de la série, Dawn of the Dead / Zombie, symbolisera idéalement l'existence d'individus qui, avant d'être des morts encore vivants étaient, peut-être, des vivants déjà morts. La critique sociale se poursuit dans la désignation de la violence comme qualité profondément américaine, rappelée par ces images récurrentes, comme des pastiches de plans documentaires, de rednecks chasseurs de zombies, forme dégradée du vigilante de western. Brûlots antiracistes, dénonciations de l'armée (Day of the Dead), des structures sociales inégalitaires (Land of the Dead), d'une société de surveillance totale, celle des réseaux sociaux (Diary of the Dead) caractérisent les titres de cette saga. Mais cette dimension subversive est aussi la marque de films qui ne relèvent pas directement de la mythologie du zombie. Martin (1978), par exemple, constitue une vision originale du thème du vampirisme, renvoyé à la névrose adolescente. Sans doute une telle volonté critique provient-elle d'une idéologie directement héritée de la contre-culture, alliée ici à l'aura pop d'un cinéma relevant d'un vulgaire désir d'assouvissement. Un film comme Knightriders, réalisé en 1981, décrivant une troupe de motards ambulants qui pratiquent des joutes médiévales, témoigne sans doute bien de cette quête d'une utopie ou de cette nostalgie d'un paradis perdu, produits d'une époque de contestation du système.
Mais la radicalité du cinéma de George Romero se situe peut-être ailleurs que dans la simple manipulation des conventions de la terreur cinématographique comme métaphore politique. C'est que l'auteur de La Nuit des morts-vivants est un cinéaste typiquement américain, c'est-à-dire davantage un cinéaste de l'action que du genre horrifique en soi. Il incarne de façon exemplaire, sans doute davantage que John Carpenter à qui l'étiquette colle à la peau en raison d'une trop visible conscience de soi, le continuateur d'une manière purement hawksienne de faire du cinéma : ses personnages sont souvent définis, avant tout, comme des professionnels (militaires, policiers, scientifiques) et sont tout entier construits par leurs actes, même si ceux-ci ne se limitent plus qu'aux gestes nécessaires à la simple survie, les seuls possibles dans un monde post-catastrophique.
Dans le cinéma américain, sans doute l'idée d'action ne peut se réduire au seul comportement humain car elle constitue, au-delà de cela, un principe esthétique structurant. Plus encore, peut-être, elle s'identifie à un processus physico-chimique qui détermine les questions de mise en scène, un processus que la modernité a définitivement altéré. Les morts-vivants que les balles n'arrivent plus à tuer sont comme la négation de ce qui construisit la figure humaine à l'âge classique du cinéma. Celle-ci ne réagit plus, désormais, selon un processus « logique » de causes et d'effets ; disons que les causes ne produisent plus les mêmes effets dans les films de Romero que dans les films de Howard Hawks. Aussi ne faut-il pas s'étonner de la présence, dans l'œuvre de l'auteur de La Nuit des morts-vivants, de ces figures à la lisière de l'humain, celle du zombie indestructible, bien sûr, mais aussi celle du fou (La Nuit des fous vivants), celle de l'être dédoublé (La Part des ténèbres) ou de l'homme sans visage (Bruiser), voire cet étrange « héros » de Monkey Shines / Incident de parcours, singe capucin anthropomorphisé à la suite de manipulations scientifiques. Ces créatures incarnent toutes, exemplairement, la fusion d'une subversion politique et d'une transgression formelle. Avec les films de George A. Romero, le cinéma d'horreur était devenu un cinéma stricto sensu expérimental.
Jean-François Rauger