Friedrich Wilhelm Murnau
Du 9 au 26 février 2022
Entends la nuit qui marche
Murnau est le grand poète de la nuit. Non pas la nuit qui dort paisiblement, mais celle qui déferle sur le monde, en déchaîne les puissances mortifères, s'insinue enfin jusqu'au cœur des hommes pour y semer le germe de l'effroi. Celle qui se lève comme un vent mauvais, assombrit toute perspective, contamine tout ce qu'elle touche, parcourt de son frisson universel l'échine de la moindre créature sensible. La nuit murnaldienne agit comme un renversement des règnes et des équilibres, inflexion de la réalité qui tout à coup cesse d'être familière pour libérer l'entrelacs des forces occultes qui grouillaient au-dedans. Elle est ce moment où tout se gâte, où le ciel se couvre, la menace gronde et où le bonheur qu'on croyait acquis s'envenime. Tel le noir manteau de Méphistophélès qui, dans Faust (1926), s'abat sur le monde : elle abolit l'espace et fait chavirer le temps. Tout le cinéma de Murnau couve cette heure inquiète dont il n'a jamais cessé d'orchestrer l'avénement, ou plutôt l'éternel retour, faisant de son alternance avec le jour sa pulsation la plus profonde, son propre battement de cœur.
Maléfice rampant
Cette nuit fut d'abord celle qui entoura l'existence du plus grand cinéaste allemand de la période muette, Friedrich Wilhelm Murnau, né Plumpe le 28 décembre 1888 dans la ville hanséatique de Bielefeld, au Nord-Est de l'Empire allemand. Artiste réservé et peu disert, venu au cinéma au seuil des années 1920 après s'être formé sur les planches auprès de Max Reinhardt (où il apprend le jeu, la régie et la mise en scène) et avoir servi au sein la Luftstreitkräfte (l'armée de l'air allemande), Murnau semble avoir été guetté toute sa vie par un maléfice rampant. Ce sort curieux qui lui l'a d'abord soustrait à huit accidents d'avion consécutifs pendant la Première Guerre mondiale, pour l'attendre 13 ans plus tard au tournant de la Pacific Coast Highway, route littorale de Los Angeles où il mourut des suites d'un accident de voiture, le 11 mars 1931, sept jours seulement avant la présentation de son dernier film, Tabou. Le tournage en Polynésie française de cette production atypique, de janvier à octobre 1930, fut perturbé tout du long par une série d'incidents étranges, que les natifs attribuaient à la profanation par l'équipe de sites sacrés. Un incendie inexpliqué fit partir en fumée l'habitation que le cinéaste s'était fait construire à Tahiti sur un terrain désigné « tabou ». Pendant la guerre, les deux amis les plus proches qu'il eût jamais – l'écrivain et compositeur Hans Ehrenbaum-Degele et le peintre Franz Marc – eurent le malheur de succomber presque coup sur coup, l'un sur le front russe, l'autre à Verdun, double perte qui le laissera à jamais inconsolable, compagnon du silence.
Un cinéma de l'affection
Courant sur à peine plus d'une décennie (les années 1920) et en partie perdue, l'œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau est l'un de ces sortilèges éblouissants qui, dans la droite lignée de l'école scandinave, firent toute la splendeur de l'art muet. Ses films ne racontent rien d'autre que la façon dont la nuit s'abat sur les hommes, comment celle-ci finit toujours par les visiter, les atteindre, les affecter, comme celle planant sur le champ maudit de La Terre qui flambe (1922), parcelle pétrolifère qui rend toute une famille folle et malheureuse. Partant, le cinéma de Murnau, trop souvent assimilé à l'expressionnisme, alors qu'il n'en fut que voisin, est celui de l'affection, décrivant l'infléchissement de l'âme sous les assauts d'un vent mauvais, souffle profond venu du fond des âges. Motifs qu'on admire à l'état pur dans ce chef-d'œuvre absolu qu'est Nosferatu le vampire (1922), où toute une ville bascule dans l'égarement à l'arrivée du comte Orlock, créature vampirique se mouvant dans les plis de l'espace et du temps, semant sur son chemin la peste et l'ombre, subjuguant ses proies par sa lenteur hypnotique. Murnau le dépeint parmi hyènes, rats, polypes et plantes carnivores comme l'émanation d'une nature au paroxysme de son dérèglement. Dans Faust, la nuit pestilentielle prend la forme d'une exhalaison noirâtre que Méphisto souffle sur un village, propageant le désordre pour mieux se soumettre l'âme d'un honnête savant.
L'amour hanté
Or ici, le désastre extérieur n'est jamais que le reflet d'un autre encore plus important, d'ordre intime : la perte d'un amour, la destruction de l'être aimé – Hutter exposant Ellen à la morsure du vampire ou Faust abandonnant Marguerite à celle de l'hiver. Dans L'Aurore (1927), premier film que Murnau tourne à Hollywood sur l'invitation de William Fox, une citadine en goguette, qui a tous les attributs du vampire (manteau de nuit et griffes acérées), détourne un pauvre agriculteur de sa jeune épouse et lui suggère l'idée de la noyer ; le film n'a d'autre objet que cette ombre de la désunion fondant sur le couple, drame frôlé et repoussé par l'une des plus belles virées en ville qui soient, comme un retour aux sources de l'affection pure. Trois ans plus tard, City Girl (1930) reprend le même motif, mais cette fois, c'est la femme venue de la ville qui est tentée de s'échapper avec un travailleur agricole. Dégraissé des tours de force de L'Aurore, ce film simple et dénudé, réalisé en partie à distance par un Murnau ayant quitté le plateau en cours de route, atteint une forme de naturel miraculeux qui touche au sublime. L'amour selon Murnau, singulièrement malade (« romantique », dirait-on), est perpétuellement hanté par le spectre de sa propre dépossession, comme dans Phantom (1922), où un homme frappé au cœur par la vision fugace d'une femme se perd à en modeler une seconde à son image (le syndrome Vertigo avant l'heure). Jamais cette essence délétère ne serait aussi bien saisie que dans Tabou, ce dernier film maudit d'avoir approché de si près le mal d'amour : un maléfice flottant et invisible qui, le soir venu, se glisse comme l'ombre d'un vieillard entre les huttes de Bora-Bora, inoculant le poison de la peur dans le cœur des deux amants en cavale. Bientôt, la nuit se liguera contre eux pour les expulser d'un seul coup hors du jardin d'Éden. Tel le portier du Dernier des hommes (1924) humilié par la perte de sa prestigieuse livrée, les héros murnaldiens ne connaissent d'autre destinée que la chute.
Mathieu Macheret