Ermanno Olmi
Du 25 février au 17 avril 2015
Le travail et le sacré
Ermanno Olmi anticipe la « Nouvelle Vague à l’italienne » en présentant Il Tempo si è fermato (Le Temps s’est arrêté) à la Biennale de Venise de 1959. En concomitance avec Les Quatre cents coups de Truffaut et Hiroshima mon amour de Resnais, Olmi trouve une originale « troisième voie » pour aborder le cinéma moderne. Avec une fluidité naturelle cinéphile et un intellectualisme esthético-politique raffiné, Il Tempo si è fermato révèle un cinéaste qui, outre une maîtrise technique surprenante pour un débutant, propose une poétique inspirée du style du documentariste Robert Flaherty, tout à fait novatrice pour le cinéma italien. Le film d’Olmi a en effet une structure narrative minimale : un roman de formation relatant l’histoire d’un homme mûr, gardien d’une digue en haute montagne, qui initie un jeune garçon à s’adapter aux rythmes naturels, tandis que la montagne s’impose aussi en véritable protagoniste, enrichissant ainsi les moindres actions quotidiennes d’un sens du destin qui émane de sa beauté à la fois sublime et terrible. Il Tempo si è fermato est le couronnement d’un parcours qui se fonde sur l’expérience acquise au sein du Groupe cinéma de l’Edison – l’industrie où Olmi est employé très jeune en tant que technicien, comme il le raconte avec ironie et émotion dans Il Posto (La Place) – et s’enrichit avec un extraordinaire instinct pour la modernité qui est peut-être le signe le plus marquant de sa formation d’autodidacte de génie. Olmi fait ses premières armes dans le cinéma en filmant le travail, un an avant Godard qui débute, en 1954, avec Opération béton ; tandis que Resnais présente Le Chant du styrène, un poème lyrique visuel sur l’industrie chimique à la Biennale de 1958, où Olmi est également présent avec Tre fili fino a Milano (Trois fils jusqu’à Milan). Ce sont les années d’or du cinéma industriel, qui voient se mesurer en Italie des cinéastes comme Antonioni, Blasetti, Bertolucci ou les frères Taviani.
Olmi raconte le travail en cherchant son reflet dans l’expression des mains et des visages, en faisant entendre le bruit d’un fil qui s’étire, le rythme cadencé des godillots dans la neige, en montrant une grimace d’épuisement en gros plan, la soif assouvie par une stalactite de glace, des muscles tendus dans l’effort, mais aussi le lever de coude pour partager une bouteille de vin en compagnie. Les visages des paysans affairés à leur labeur traditionnel et ceux des ouvriers qui construisent digues et pylônes sont identiques. Il ne s’est encore produit aucune « mutation anthropologique », pour employer un terme cher à Pasolini (qui écrivit pour Olmi le texte de Manon : fenêtre 2). Cependant, comme toujours chez Olmi, l’humanisme de fond ne déteint jamais sur l’unanimisme de façade : il y a toujours un moment où les paysans s’arrêtent, ne serait-ce qu’un instant, pour s’identifier à ceux d’entre eux devenus ouvriers – comme s’ils voyaient le futur qui les anéantira. La présence de l’homme est insérée dans un paysage encore immobile dans le temps, malgré l’irruption du progrès qui se reflète non seulement dans la beauté indifférente de la nature, mais laisse ses marques sur le visage, dans l’action et même dans le dialecte des hommes. La montagne a la fonction d’un véritable deutéragoniste. Les hommes la traversent, l’utilisent, la modifient en édifiant les structures impudentes des digues, la percent de tunnels indispensables pour acheminer l’eau dans la conduite forcée qui actionnera les pales des turbines : il n’est pas encore question de conflit écologique dans le premier cinéma d’Olmi ; l’intervention de l’homme est alors considérée comme un stade de l’évolution naturelle. Le troisième personnage – une sorte de médiateur culturel – entre l’homme et la nature, est le travail.
Dans ses longs métrages, Olmi sera l’un des premiers cinéastes italiens à montrer le travail en usine, mettant en évidence la dureté, la fatigue, les risques, comme dans la scène de l’accident de travail dans la raffinerie sicilienne du film I Fidanzati (Les Fiancés, 1963). Pour Olmi, le travail ne se limite pas seulement à une hiérarchie encore semi-féodale et des conflits syndicaux, il est aussi progrès, promotion sociale, satisfaction grâce à ce que l’on crée de ses mains ou avec sa tête, mais les structures industrielles ont une beauté parfois inhumaine. Olmi filme les lignes à haute tension comme s’il s’agissait de dentelle aux formes géométriques d’une étonnante perfection qui décorent le ciel, et les ouvriers qui escaladent les pylônes pour réparer les lignes dans une sorte de chorégraphie. Ainsi il filme les digues, l’architecture moderne, les villes, les usines, les tours de raffinage de l’industrie chimique, montrant, derrière la sensation d’anxiété due à une vitesse de changement excessive, toute la beauté prométhéenne. Et la malédiction biblique : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », se renverse en devenant une opportunité de transformer soi-même et le monde. À cet humanisme du travail, Olmi juxtapose, déjà en 1954, la limpide transposition d’une des plus belles Petites œuvres morales de Giacomo Leopardi, le Dialogue entre un vendeur d’almanachs et un passager, une méditation intemporelle sur la condition humaine entre espérance et illusion, qui met en évidence la force à la fois naturaliste et symbolique de l’image cinématographique. En autodidacte de génie, Olmi élargit progressivement son champ de vision jusqu’à réaliser en 1965 l’un de ses films les plus expérimentaux : E venne un uomo (Et vint un homme), où la vie du Pape Jean XXIII n’est pas reconstituée par mimétisme biographique, mais mise en scène par l’intermédiaire d’un « témoin » (Rod Steiger), un segno cinema, une suppositio rhétorique qui est « à la place du Pape » et le représente dans les situations de sa vie. Un film sous-estimé qui, plus encore aujourd’hui, détient un charme presque surnaturel.
Entre les années 1969 et 1974, Olmi se mesure avec une sorte de « documentarisme existentiel » sous l’effet d’influences diverses, allant du film Europa 51 de Rossellini aux adaptations pour la télévision qui se développent et auxquelles il contribue durant toutes ces années. Un certo giorno (Un certain jour, 1968), Durante l’estate (Durant l’été, 1971), La Circostanza (La Circonstance, 1974) nous parlent – avec la fraîcheur d’acteurs non-professionnels et une originale multiplicité de points de vue – d’un monde bourgeois aux prises avec la modernité. L’accent ne porte pas sur la condition sociale mais sur le malaise existentiel dans le climat agité de la société catholique de l’époque, en étonnante concordance avec le prêtre milanais Don Luigi Giussani : « La vie rationnelle de l’homme devrait à chaque instant être suspendue aux signes apparemment casuels que sont les circonstances, et au travers desquelles le mystérieux « Seigneur » me provoque selon son propre dessein. ». L’Albero degli zoccoli (L’Arbre aux sabots, 1978) – en partie anticipé par I Recuperanti (Les Récupérants, 1969), écrit avec Mario Rigoni Stern et situé sur le haut-plateau d’Asiago – transforme en protagonistes de leur propre histoire ces paysans qui, dans les documentaires industriels, regardaient passer « le progrès » avec une impassible sympathie. Le ton sous-entendu de représentation sacrée devient explicite dans Cammina cammina (Marche, marche, 1982) : une « fable de Noël » qui fait pendant aux Magi randagi (Les Mages errants) que Pasolini aurait voulu mettre en scène après Salò, tout comme L’Arbre aux sabots peut à distance être comparé à Novecento (1900).
Après une grave maladie, Olmi revient à la mise en scène en 1987 avec Lunga vita alla signora (Longue vie à Madame) qui transpose en pensée cinématographique les perspectives architectoniques d’un château aux allures gothiques ; une claire métaphore des rites tortueux de passage de l’adolescence à la maturité, mais aussi un regard critique sur l’immobilité cadavérique de la richesse et du pouvoir. Vient ensuite La Leggenda del santo bevitore (La Légende du saint buveur), autre film labyrinthique et onirique d’après le récit de Joseph Roth. Après La Genesi : la creazione e il diluvio (La Genèse : la création et le déluge, 1994), premier épisode d’un « Teo-Kolossal » TV, Olmi nous livre l’un de ses chefs-d’œuvre, une réflexion sur l’enchevêtrement de la beauté et de la brièveté de la vie au travers de l’aventure du condottiere Giovanni dalle Bande Nere (Jean des Bandes Noires). Dans Il Mestiere delle armi (Le Métier des armes, 2001), le crépuscule flamboyant de la Renaissance italienne contraste avec la froideur pittoresque du paysage de Padanie, et le jeune héros « beau et damné » se reflète dans le regard des plus humbles, des victimes, des soldats sacrilèges et blasphémateurs, dans un monde où avec l’apparition des armes à feu, Ludovico Ariosto écrit dans son poème Orlando furioso (Roland furieux) : « Le métier des armes est sans honneur ». Le style épique du film en costumes d’époque revient avec Cantando dietro i paraventi (En chantant derrière les paravents, 2003), un film vaguement inspiré d’un récit de Borges, qui joue sur la splendeur figurative des armes, avec un alignement de navires positionnés en cercle de bataille, des drapeaux multicolores au vent, de pittoresques pirates à l’assaut de la flotte de l’empereur de Chine, mais aussi avec la figure impassible de Carlo Pedersoli (plus connu dans le cinéma sous le nom de Bud Spencer), tandis que l’insertion de la reconstruction historique dans le cadre d’une représentation théâtrale souligne la capacité du cinéma à transformer la réalité en légende. Dans les œuvres successives, l’anthropologie d’Olmi se tourne vers l’écologie, l’homme dans le monde naturel comme dans Centochiodi (2007), qui transforme en une polémique contre la culture livresque les suggestions du documentaire sur le Pô, Lungo il fiume (Le Long du fleuve, 1992). En revanche, Il Villaggio di cartone (Le Village de carton, 2011) marque le retour à un cinéma fortement joué, avec des acteurs comme Michael Lonsdale, Rutger Hauer et Massimo de Francovich, quasiment en contradiction avec une apologie militante sur « le monde global des vaincus ». Mais Olmi n’aime pas les pacifications banales, comme je pense qu’il l’aura encore démontré dans son dernier film Torneranno i prati (Les Prés reviendront), tourné dans les montagnes qui furent le théâtre des massacres de la Grande Guerre.
Sergio Toffetti
(Traduction Dominique Lefèvre)