Edward Yang
Du 8 au 20 décembre 2010
Edward Yang, aux carrefours du monde
Disparu en 2007, Edward Yang peut être considéré comme l’un des chefs de file de la Nouvelle Vague taïwanaise qui apparait au début des années quatre-vingts. Il est l’auteur d’une œuvre qui compte huit longs métrages seulement, dont Une belle journée d’été (1991) ou Yi Yi.
Singulier destin que celui d’Edward Yang, ou, selon son nom chinois, Yang De-chang. Il est né en 1947 en Chine continentale, a été élevé dans Taïwan soumis à la dictature du Kuomintang, a grandi entre fascination pour les mangas japonais et enthousiasme pour le rock. Parti étudier aux États-Unis, il y devient ingénieur informaticien de pointe, mais aussi amoureux fou de cinéma. À 33 ans il décide de changer de vie, et rentre à Taipei pour faire des films. Au carrefour des influences chinoises, japonaises, américaines et des nouvelles vagues européennes, Edward Yang a suivi un parcours qui traverse les plus importants courants intellectuels, artistiques et techniques de son époque, et fait de lui sans doute le plus cosmopolite des réalisateurs asiatiques, tout en restant profondément attaché à son pays, Taïwan, et à la culture chinoise. S’il a été un des grands cinéastes de son époque, les années quatre-vingts et quatre-vingt dix, c’est en faisant de l’exercice de son art le moyen d’une réflexion lucide et complexe sur les évolutions de la société.
Edward Yang a été l’une des principales figures du Nouveau Cinéma taïwanais, la « nouvelle vague » qui déferle sur son pays, en phase avec sa mutation démocratique au cours des années quatre-vingts (la Loi martiale n’est abolie qu’en 1987). Mais de ce fait, il aura aussi été l’un des principaux acteurs d’un des événements majeurs de l’histoire du cinéma à la fin du XXe siècle : la gigantesque montée en puissance des cinémas chinois et leur accession aux premiers rangs du cinéma mondial. Un mouvement riche de sens pour l’évolution esthétique et la compréhension des phénomènes sociaux à l’échelle de la planète toute entière.
Le nouveau cinéma taïwanais
Peu après son retour à Taipei, Edward Yang réalise un des courts métrages d’un film omnibus, In Our Time (1982), qui sera la première expression du Nouveau Cinéma taïwanais. Dès ce coup d’essai, se manifestent plusieurs caractéristiques de son style, une attention particulière aux personnages féminins, un sens de la mise en scène qui préfère suggérer plutôt qu’énoncer, une utilisation originale de la couleur, des cadres resserrés, et de l’obscurité, ainsi qu’un humour pince-sans-rire. Sa maison de Taipei est alors le quartier général d’un activisme qui croise cinéphilie aventureuse et engagement politique.
Au moment où il entreprend le tournage de son premier long métrage, il semble promis à un brillant avenir. Pourtant, malgré la puissance des sept films qu’il pourra finalement tourner, malgré le moment à tant d’égards stratégique où se situe son œuvre, malgré les nombreuses récompenses et l’admiration de beaucoup de ceux qui auront la chance de connaître son cinéma, Edward Yang n’est pas devenu un cinéaste célèbre. Pourquoi ? Sans doute la complexité de ses films et leur totale absence d’exotisme auront été des barrières à cette reconnaissance internationale, de même qu’une certaine paresse des médias et des publics, notamment européens. En effet, un concours de circonstance a fait que son confrère Hou Hsiao-hsien, l’autre figure de proue du Nouveau Cinéma taïwanais, a pu bénéficier d’un début de reconnaissance internationale d’ailleurs tout à fait légitime. Nombreux ont été ceux qui, consciemment ou non, ont alors considéré qu’un réalisateur taïwanais, c’était bien suffisant. Et à Taïwan même, le phénomène historique du Nouveau Cinéma a connu, après ses premiers succès, un violent reflux, subissant l’agressivité des corps constitués de la profession et des grands médias et le rejet des financiers, ce qui a créé une situation invivable pour ceux qui ne bénéficiaient pas d’appuis suffisants à l’étranger.
Dès son premier long métrage, Ce jour-là, sur la plage/That Day, on the Beach (1983), le cinéaste avait pourtant démontré une impressionnante virtuosité dans la construction du récit, un sens plastique très sûr en même temps qu’une capacité à construire une interrogation sur la nature des récits et des représentations qu’on rapprochera de l’œuvre d’Antonioni, mais qui répond tout autant à des enjeux historiques particuliers. Son film suivant, Taipei Story (1985), dont l’acteur principal – d’ailleurs excellent – n’est autre que Hou Hsiao-hsien, construit à partir des errances et conflits d’un couple dans la grande ville une méditation poétique et politique sur la société taïwanaise à l’heure de basculer dans la modernité mondialisée.
The Terrorizer (1986) invente une expérimentation narrative et formelle très sophistiquée autour des protagonistes de plusieurs récits entrecroisés. Mais comme toujours chez Yang, ce jeu dramatique est intensément incarné par des personnages toujours filmés avec une extrême sensibilité et une sorte d’affection inaltérable, présences vivantes à l’intérieur du labyrinthe d’intrigues qui serpentent dans la grande ville, et dans différents niveaux de fiction. Une belle journée d’été/A Brighter Summer Day (1991) est une fresque complexe autour d’un crime commis par un lycéen au début des années soixante, sur fond de dictature, de guerre entre gangs adolescents et de fascination pour la culture rock. En quatre heures, Edward Yang y déploie une impressionnante capacité à assembler des récits centrés sur de multiples personnages, sans jamais perdre son spectateur, et un talent exceptionnel dans les choix de stylisation qui permettent de raconter énormément avec très peu de moyens dramatiques. Le film, qui contribue à lever la loi du silence sur les crimes de la dictature de l’ère Tchang Kaï-chek, est aussi le premier développement accompli d’un autre thème important de son œuvre, l’enjeu de la transmission, des savoirs et des valeurs, en particulier entre les pères et les fils.
Edward Yang se lance alors dans une construction encore plus complexe, mobilisant pas moins d’une dizaine de personnages principaux, avec Confusion chez Confucius/Confucian Confusion (1994). Il s’agit d’une comédie qui lorgne vers le burlesque, voire le grotesque, en même temps qu’elle recourt aux structures du mélodrame, pour dresser un réquisitoire précis et combatif contre les dérives de la société taïwanaise en plein boom économique. La cruauté du constat est toutefois nuancée, comme souvent chez lui, par la délicatesse et la force des personnages féminins. Sur un mode encore plus extrême, Edward Yang entremêle cette fois les ressorts du film noir et de la comédie loufoque avec Mahjong (1996), troublante sarabande des apparences et des rapports de force autour d’un personnage de jeune Occidentale égarée dans la ville chinoise, jouée par Virginie Ledoyen.
Yi Yi, son dernier film
Extrêmement ambitieux sur le plan formel et toujours conçus à partir de l’idée que le cinéma permet de comprendre la réalité contemporaine, les films d’Edward Yang ne parviennent pas à s’imposer auprès d’un large public. C’est seulement avec son septième long métrage, Yi Yi (2000), que le cinéaste obtient enfin le succès qu’il méritait, du moins en Occident. Construite autour des membres d’une famille d’aujourd’hui à Taipei, cette vaste composition est sans doute moins provocante dans les mélanges des genres et des tons qui caractérisaient les précédents films, elle n’est pas moins complexe et audacieuse dans la mise à jour des processus politiques, sociaux et affectifs qui définissent une époque.
Yi Yi, Prix de la mise en scène à Cannes, couvert de lauriers par la critique américaine, semble pouvoir relancer la carrière de son auteur. Hélas, le destin aura voulu que ce soit aussi son dernier film, et que la reconnaissance dont le film a bénéficié soit venue trop tard pour profiter enfin à l’ensemble de son œuvre, connue et admirée seulement de petits groupes de cinéphiles de par le monde. En France, seuls A Brighter Summer Day et Yi Yi ont été distribués commercialement, le premier dans une version abrégée. Et c’est ainsi qu’aucun de ses films, toujours à part Yi Yi, n’est aujourd’hui disponible en DVD.
Au cours des années deux-mille, atteint d’un cancer, Edward Yang tente malgré tout de mettre en place de nouveaux projets de films, sans succès. Il développe un site internet où il donne libre cours à son talent de dessinateur et de scénariste, prépare avec son ami Jackie Chan un dessin animé qui devait constituer une avancée dans le domaine du film d’action, The Wind, dont seulement dix minutes ont pu être tournées.
Edward Yang est mort le 29 juin 2007, un peu avant ses 60 ans.
Jean-Michel Frodon